Billet d’Esther Benbassa dans le Huffington Post : Vu du Sénat #38: ‘Action de groupe, pour une société plus juste’ (9 septembre 2013)

POLITIQUE – En cette rentrée d’ores et déjà bien entamée, la question syrienne a plongé les politiciens dans un abîme existentiel profond. Entre précipitations et reculades, les pas de tango dans lesquels nos dirigeants sont passés maîtres sont bel et bien de retour.

Au bout d’un mercredi après-midi fort studieux au Sénat, passé à entendre le discours de Laurent Fabius, ma foi d’une excellente tenue, et quelques autres, pas toujours vraiment à la hauteur de l’enjeu, tel celui de M. Raffarin, pur morceau de politique politicienne, visant seulement à mettre en difficulté le gouvernement, je n’ai pas eu trop de peine à me rendre compte que même le gazage des Syriens pouvait être instrumentalisé.

Je ne suis pas déçue, mais simplement il y a des jours où je me demande si le manque de perspective historique courant dans les milieux politiques ne mène pas inéluctablement à l’insoutenable légèreté de certains de leurs membres devant les événements. On dirait que certains sont dénués de mémoire historique. Et quand on ose en faire état, ils y voient au mieux une sorte d’émotion un peu gênante à traiter par le mépris.

Le gazage pratiqué pendant la première Guerre mondiale et ses terribles conséquences, Guernica, plus tard, témoignage de l’impasse où peut mener le pacifisme, les innombrables gazés de la Seconde Guerre mondiale, tout cela pour sombrer dans une rhétorique creuse. La droite, au Sénat, nous aura donc infligé ce spectacle tout à fait au diapason du peu d’estime où nous tiennent hélas nos électeurs.

Pour ma part, méditant certaines leçons du passé, et consciente des limites de l’ONU et du fonctionnement de son Conseil de sécurité, je me suis finalement prononcée en faveur d’une intervention armée limitée dans le temps, précise dans ses objectifs, et ne pouvant être lancée qu’après un vote du Parlement. Je ne me berce pas d’illusions. Je ne souhaite pas fermer les yeux sur un crime manifeste contre l’humanité.

Pendant que les tergiversations continuent sur cette tragique question, espérant contre tout espoir que nos dirigeants prennent enfin les décisions qu’ils tardent à prendre depuis plus de deux ans, après plus de 100.000 morts et deux millions de réfugiés, je n’abandonne pas les dossiers qui me sont chers ici. Premier d’entre eux: celui de la lutte contre les discriminations.

Que peut faire l’action de groupe contre les discriminations?

Les discriminations provoquent des souffrances et causent des préjudices que ceux et celles qui en sont victimes ne réussissent pas toujours à faire reconnaître par la justice. Intériorisation des stéréotypes, résignation, repli et isolement induits par la souffrance et le préjudice mêmes, tout y concourt. Sans oublier des frais de justice élevés, qui font hésiter plus d’un à franchir le pas des poursuites.

Et pourtant, des forces jusqu’ici dispersées peuvent être rassemblées. Lorsque des personnes subissent les mêmes discriminations dans leur lieu de travail, pourquoi ne pas leur permettre de porter plainte ensemble? L’union, ici comme en d’autres domaines, a des vertus incomparables. La solidarité de l’action commune dynamise. L’efficacité de cette action en est démultipliée. Et son coût réduit pour chacun puisque réparti entre tous.

C’est ce qu’en anglais on appelle la class action, traduit en français par « action de groupe », recours collectif en justice entrepris par un grand nombre de personnes ayant toutes subi le même préjudice. Ce mode de procédure est né en 1938 aux États-Unis, où il est depuis régi par l’article 23 du Code fédéral de Procédure civile. Il s’agit en l’occurrence d’une action collective en justice dont le but est de réparer une agrégation de préjudices individuels. Elle ouvre la possibilité à un grand nombre de personnes ayant subi un même préjudice de poursuivre une autre personne, souvent une entreprise, afin d’obtenir un dédommagement moral et financier.

Depuis sa création aux États-Unis, ce mécanisme a connu un important succès en raison de ses nombreux avantages. Le premier d’entre-eux est qu’il garantit l’efficacité de la justice. Les recours multiples sont évités, ce qui fait gagner du temps aux tribunaux et évite une potentielle contradiction entre les différentes décisions rendues. Le second de ces avantages et non le moindre consiste dans le fait qu’il permet un meilleur accès à la justice. Des individus qui seuls n’auraient jamais eu recours aux tribunaux -à cause des frais encourus ou encore de la complexité d’une action judiciaire-, peuvent en effet, grâce à l’action de groupe, se pourvoir en justice.

De nombreux rapports ont été rendus en France sur la question, notamment un en décembre 2005. Ils n’ont pourtant jamais abouti à une intervention effective du législateur en la matière, en raison de nombreux obstacles légaux et procéduraux. Ces derniers temps, pourtant, les choses bougent. Le projet de loi sur la consommation porté par Benoît Hamon, récemment voté à l’Assemblée nationale (et pas encore au Sénat), prévoit l’action de groupe dans le domaine qui est le sien. Dans le champ des discriminations, des inégalités, les choses tardent encore. Et je n’oublie pas la santé et l’environnement.

Des bénéfices pour les victimes

Il existe certes en droit français, dans certains domaines, tel celui de la discrimination au travail, des mécanismes en apparence semblables à l’action de groupe. Et le droit du travail permet bien aux syndicats représentatifs de représenter devant les tribunaux des salariés discriminés au travail. À ceci près que le représentant est obligatoirement un syndicat représentatif et que celui-ci va défendre l’intérêt collectif et non une somme d’intérêts particuliers comme cela est le cas dans l’action de groupe.

Cette action en représentation conjointe, prévue par la loi 92-60 du 18 janvier 1962, reste de fait assez éloignée de l’action de groupe initiée par le système de la class action des États de la « common law » (loi commune), même si, dans un arrêt de 2001, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a pu admettre ce type de recours lorsqu’il est initié par des associations. En revanche, en cas d’attribution de dommages et intérêts, l’argent est versé aux associations et non aux victimes.

La discrimination au travail a été le fondement de l’action de groupe la plus importante de l’histoire des États-Unis. Cette plainte en nom collectif réunissait 1,5 million d’employées (ou ex-employées) de la célèbre chaîne Wal-Mart. Au départ, en 2001, elles n’étaient pourtant que sept employées de l’enseigne de grande distribution à porter plainte pour discrimination. Elles prétendaient être payées moins que les hommes, à poste, compétence et ancienneté comparables. La plainte a été examinée par la Cour Suprême américaine en 2010, mais invalidée pour une raison technique.

Une autre particularité de l’action de groupe consiste dans le fait que les dommages et intérêts auxquels l’entreprise est condamnée le cas échéant ne concernent pas uniquement les victimes qui ont directement porté plainte. Une fois le jugement prononcé, même celles qui n’étaient pas partie civile au procès peuvent en bénéficier si elles se font connaître dans un certain délai et si elles prouvent leur appartenance à la catégorie des victimes.

Une proposition de loi pour avancer

La lutte contre les discriminations directes et indirectes en France est toujours une urgence, même si notre droit les prohibe. Les inégalités sont particulièrement sévères dans le domaine de l’emploi. D’après une étude de l’INSEE, les Français ayant au moins un parent originaire du Maghreb bénéficient d’un taux d’emploi inférieur de 18 points par rapport à ceux nés de deux parents français. Quant à l’emploi des femmes, leur salaire en 2010 était inférieur de 28,1% par rapport à celui des hommes.

Selon une enquête commanditée par le Défenseur des Droits et le Bureau national du Travail et publiée en 2013, près de trois actifs sur dix déclarent avoir subi au moins une discrimination dans le cadre de leur emploi. D’après la même enquête, quatre victimes de discrimination sur dix n’ont rien dit ou fait, considérant qu’une réaction n’aurait pas servi à grande chose.

Aux États-Unis, l’action de groupe est utilisée pour mettre en cause les tests de recrutement ou le profilage racial. De même, il arrive que les grandes entreprises qui pratiquent la discrimination systémique, lorsqu’un recours collectif est en marche, négocient une transaction financière pour éviter le procès. C’est ainsi que, toujours aux États-Unis,Abercrombie & Fitch a versé 38 millions d’euros aux victimes de discriminations à l’embauche selon le genre et l’origine.

Le 25 juillet dernier, j’ai donc déposé au Sénat, au nom du groupe écologiste, uneproposition de loi sur l’action de groupe afin d’instaurer une procédure susceptible de permettre la mise en cause des entreprises et administrations qui pratiquent la discrimination de manière systémique. L’objectif serait de les inciter, de les persuader ou de les contraindre à instaurer davantage d’équité dans leurs structures lorsque celle-ci fait défaut. La justice, la contrainte juridique sont une des voies qui aident les sociétés à changer, autant que faire se peut, pour le meilleur. Et la discrimination est une humiliation au quotidien, inacceptable dans un pays qui se veut tourné vers l’avenir et champion des droits de l’Homme. Tirons-en toutes les conséquences. Sans traîner.

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* Cette proposition de loi sera présentée à la presse autour d’un débat avec des experts et des associations, à 10h, le 11 septembre, au Sénat, salle René Coty. Pour plus de détails, cliquer ici.

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