PROSTITUTION – Aujourd’hui se tient la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux travailleuses et travailleurs du sexe, organisée chaque 17 décembre, depuis 2003, en mémoire des travailleuses du sexe assassinées et pour la lutte contre la stigmatisation engendrant ces violences. Probablement très peu de gens connaissent l’existence de cette journée. Et pour cause. Les personnes prostituées (couramment appelées en monde anglo-américain « travailleurs du sexe », dénomination reprise par leur syndicat et par certaines ONG), réduites à leur sexe et en raison même de la stigmatisation immémoriale dont elles sont l’objet, sont rarement considérées comme des victimes. Et spécialement comme les victimes de violences. Leur histoire intéresse peu de monde. Sauf lorsqu’il s’agit d’alimenter des débats idéologiques visant à la moralisation de la société.
Urgence d’une abrogation du délit de racolage
Depuis le dépôt que j’ai fait au Sénat le 2 octobre dernier, d’une proposition de loi visant à l’abrogation du délit de racolage passif instauré en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et depuis les auditions que j’ai conduites avant et après ce dépôt, je me suis familiarisée, intellectuellement tout au moins, avec l’univers complexe des « travailleurs et travailleuses du sexe ». J’ai découvert que les hommes qui exercent cette activité, et en particulier les transsexuels, avaient les mêmes revendications que leurs consoeurs, même s’ils sont moins nombreux qu’elles. Les violences qu’ils subissent ne sont pas moindres.
Les rapports sont unanimes à souligner l’augmentation des maladies sexuellement transmissibles et du VIH/sida depuis la pénalisation du racolage passif et la précarisation consécutive des personnes prostituées. Outre qu’elles sont sujettes aux contrôles tâtillons des policiers, confinant pour certains au harcèlement moral, le fait qu’elles soient obligées d’exercer clandestinement les ont éloignées non seulement des collègues avec qui elles racolaient jusqu’alors dans la même rue, mais aussi d’associations comme le Bus et le Nid, qui leur distribuaient des préservatifs et leur venaient en aide.
Elles se trouvent désormais confrontées à leurs clients dans une sorte d’isolement qui leur laisse très peu de marge de manœuvre pour négocier les conditions de l’acte, dont le port du préservatif. Seules, elles sont plus que jamais sujettes aux violences. Un certain nombre d’entre elles ayant basculé dans la prostitution par Internet, leur situation ne cesse de se détériorer, le contact avec le client ne se faisant d’abord que par écran d’ordinateur interposé, ce qui les empêche d’exercer leur intuition pour mieux le cerner et prévenir un éventuel danger.
Les raisons d’abroger le délit de racolage sont nombreuses. Et cette abrogation est une urgence. C’est pour cette raison que je me suis ingéniée à ce qu’elle soit à l’ordre du jour de la niche parlementaire du groupe Europe-Ecologie-Les Verts au Sénat, le 21 novembre dernier. Une sénatrice socialiste avait accepté d’être rapporteure de cette proposition de loi. Laquelle avait ainsi toutes les chances d’être votée et de sortir enfin les prostituées du cercle pervers de la pénalisation, avec, à la clé, le paiement d’amendes élevées (d’un montant de 3700 euros).
Certes, cette abrogation n’avait pas fait partie des engagements formels de François Hollande lors de sa campagne. Mais il l’avait évoquée, comme il l’avait fait pour la pénalisation des clients achetant des services sexuels tarifés. Et rien, quant au fond, ne s’opposait à ce qu’on abroge ce délit. Cette abrogation n’engageait pas le débat sur la question de la pénalisation des clients, ni sur celle de l’abolition. Elle n’interdisait nullement qu’on reconsidère par la suite, dans la concertation, l’avenir des personnes prostituées.
Au nom de la moralisation républicaine
Les choses ne se passèrent hélas pas ainsi. Aussi bien le cabinet du Président de la République que la ministre des Droits des femmes me demandèrent de retirer ce texte de l’ordre du jour du Sénat. Le premier parce que le Président s’apprêtait à faire d’importantes déclarations au sujet des violences contre les femmes. La seconde parce qu’elle souhaitait élaborer un projet de loi à la fois plus complet et plus ambitieux. Je sentis très vite que ce projet devait étoffer l’abrogation tant attendue d’une pénalisation des clients. Avant toute chose, de larges concertations devaient être lancées. De ces fameuses concertations entre personnes convaincues…
Je n’avais pas d’autre choix que de m’incliner. Mon groupe politique faisait bien partie de la majorité. Je n’allais pas me lancer seule, en Don Quichotte. N’étant pas tout à fait aguerrie à la politique politicienne, je m’exécutais donc, certes à contrecœur, mais dans l’espoir que l’élaboration de la loi à venir serait conduite dans un climat d’ouverture. Et pas seulement sous l’influence de féministes radicales style années 1970, lesquelles n’avaient aucunement envie de discuter, même en passant, les écueils d’une pénalisation éventuelle des clients, convaincues qu’elles étaient a priori de la justesse de leur pensée et d’une nécessaire moralisation républicaine, pour le plus grand bien des femmes et pour leur émancipation finale. Oubliant au passage les prostitués hommes et transsexuels, dont le cas n’est pas simplement illustratif d’un excès de pouvoir des hommes sur les femmes.
Fort heureusement, quelques parlementaires ouvertes d’esprit et soucieuses plutôt des femmes que de la morale font partie du cénacle, plutôt radical, qui entoure la Ministre. Mais pas facile, là, d’ouvrir la bouche pour dire que l’on n’est pas d’accord avec les points de vue de ces « mesdames-je-sais-tout-sur-les-femmes ». Elles vous y font rapidement taire, et même douter, tant elles paraissent sûres de détenir l’absolue vérité. Peu importe, pendant ce temps, que les personnes prostituées continuent de subir un harcèlement régulier, et que leur santé, et même leur vie, soient en péril. Ce qui compte, après tout, c’est la vérité. Celle qui grandira la France.
La tentation de Stockholm
Toutefois soucieuse de voir de près le fameux modèle suédois -qui pénalise les clients-, la Ministre nous invita à l’accompagner à Stockholm pour rencontrer des membres du gouvernement et des institutionnels impliqués dans les questions relatives à la prostitution. La criminalisation, par la Suède, en 1999, de l’achat de services sexuels est considérée comme une mesure unique parce qu’elle ne punit que ceux qui achètent ces services, et non ceux qui les vendent. Chez nous, pour le moment, ce sont ces derniers qui sont criminalisés, sans qu’on s’en préoccupe beaucoup.
Cette disposition avait été introduite par les responsables politiques féministes suédois, faisant valoir que la prostitution était une forme de violence masculine exercée contre les femmes et qu’il n’y aurait pas de femmes qui se prostitueraient par leur propre choix. Et que si l’on souhaitait parvenir à une société égalitaire au point de vue du genre, où les femmes ne seraient plus lésées du simple fait que des hommes pensent pouvoir acheter le corps des femmes, la prostitution devait effectivement cesser. Des femmes, pourtant, et même si elles sont moins nombreuses à le faire, achètent aussi le corps des hommes. Et des hommes, aussi, de leur côté, vendent parfois leur corps à d’autres hommes.
Peu importe. Le modèle suédois a été très bien commercialisé. Et aujourd’hui les pays qui envisagent de faire évoluer leur législation sur la prostitution se tournent facilement vers la Suède. C’est ce que nous avons fait. Et nous avons entendu de la bouche des officiels que la prostitution de rue a baissé en Suède de 50% depuis la mise en application de cette loi. Que la traite à des fins sexuelles a également baissé. Que la loi a eu un effet dissuasif sur les clients et qu’elle a contribué à modifier les attitudes sociales envers la prostitution. En 2010, lors de l’évaluation officielle de la loi par la ministre de la Justice Beatrice Ask, ces conclusions ont été réitérées. Et nous, lors de notre petit voyage, nous les avons sagement entendues, ces conclusions. Et sommes rentrées enthousiastes pour les mettre en œuvre à notre tour, ou en tout cas pour essayer.
Les dizaines de travaux publiés en anglais et en suédois sur la question sont pourtant loin d’être aussi catégoriques et leurs appréciations sont plutôt mitigées (voir ainsi les études de Susanne Dodillet et Petra Östergren). Nos féministes ne semblent certes pas vouloir chercher à les lire. La vérité ne se négocie pas, ni la morale… Reste que le rapport du Ministère de la Justice suédois a été lourdement critiqué par les organes de consultation qui effectuent des recherches sur la prostitution et par ceux qui travaillent sur les questions de santé et de discriminations.
En fait, le fameux « modèle suédois », qui pénalise la prostitution des adultes, est un dispositif complexe de plusieurs lois et règlements également relatifs au proxénétisme, permettant la confiscation des appartements et locaux utilisés pour son exercice et l’achat de services sexuels. De même, le programme d’action qu’il organise comporte plusieurs volets, dont la prévention et la sensibilisation de la société, ce qui est fort positif.
Un « modèle » pas si modèle
Quels sont, cependant, les acquis de cette batterie de dispositions ? S’il y a consensus sur la diminution de 50% de la prostitution de rue, il reste à savoir si cela est le résultat direct de l’évolution de la législation, ou du changement des modèles de sa pratique, par exemple suite au développement d’internet. La prostitution dite « cachée », exercée en « intérieur », constitue aujourd’hui en Suède 80% de l’exercice en général. Le Conseil national de la Santé et du Bien-Être suédois, dans son rapport de 2007, reconnaissait qu’il est difficile de savoir exactement si la prostitution a augmenté ou diminué, en soulignant qu’il y avait un retour à la prostitution de « rue ». Les chiffres sur le sujet ne sont de toute façon pas fiables, étant donné la difficulté de tout recensement en ce domaine. Ainsi est-il difficile de parler, pour ce « modèle suédois », d’un « succès » dont se targuent pourtant les pouvoirs publics.
La plupart des rapports de recherche montrent que la loi pénalisant l’achat de services sexuels ne dissuade pas les clients. Les hommes interrogés déclarent que l’interdiction n’a rien changé pour eux et la décrivent comme un « coup de poing dans l’air ». Celles qui vendent ces services arrivent à la même constatation. Lors d’une enquête effectuée en 2009 sur l’efficacité de l’interdiction de l’achat de services sexuels, celle-ci a été comparée à l’interdiction de l’excès de vitesse. Certes, il n’est pas autorisé de conduire une voiture trop vite et l’on risque de se faire épingler en le faisant, mais ça en vaut quand même la peine, disaient les interrogés. Pour cette enquête, dix-neuf stations de radio locales avaient publié sur internet une fausse publicité, celle d’une femme vendant des services sexuels et pouvant être contactée par e-mail ou téléphone mobile. En moins d’une semaine, plus de mille personnes avaient répondu à cet appel. Signe que la pénalisation des clients n’avaient pas rendu les Suédois si hostiles à la prostitution et que les comportements n’avaient pas été si profondément modifiés.
De plus en plus, on plaide actuellement en Suède pour une dépénalisation de la prostitution. Dans une enquête récente, 63,2% de l’échantillon de 57 000 personnes interrogées ont répondu oui à la dépénalisation ; 24,3% non ; le reste se déclarant pour un renforcement de l’interdiction. Dans un sondage de 2011, à la question « comment vous sentez-vous par rapport à la loi interdisant l’achat de services sexuels ? », 81% ont répondu qu’ils étaient en colère, 12% qu’ils étaient heureux avec cette loi, 4% fatigués, et 1% curieux…
La plainte la plus fréquemment élevée contre cette loi vient des personnes prostituées elles-mêmes, qui admettent connaître une stigmatisation accrue depuis l’interdiction et dénoncent la violation de leurs droits humains. Elles évoquent précisément les mêmes maux que subissent leurs homologues en France depuis l’instauration du délit de racolage passif. Quant au Conseil national de la Santé et du Bien-Être suédois, il dénonce désormais la vulnérabilité aggravée des personnes prostituées dans leur contact avec leur client, depuis la diminution de l’exercice dans la rue.
On ne peut donc pas dire que le « modèle suédois » soit un franc succès. A part vouloir s’ériger en conscience morale du monde en séparant la « bonne sexualité » de la mauvaise, et promouvoir les principes idéologiques d’un féminisme quelque peu suranné, je ne vois guère d’intérêt à affirmer sans nuances qu’il a été concluant.
On ne décrète pas l’« homme nouveau »
Je dis donc à Madame la Ministre ainsi qu’aux féministes aguerries qui l’entourent qu’aucune loi sur la prostitution ne pourra réussir si elle n’est pas fondée sur la connaissance, mais seulement sur la morale. Tous les régimes qui ont voulu créer d’en haut et de manière autoritaire un « homme nouveau » (ou une « femme nouvelle ») ont échoué. On ne peut émanciper que les femmes qui le veulent.
Nombreuses sont les prostituées qui montent leur propre auto-entreprise et paient des impôts. Régulariser leur situation ne revient pas automatiquement à ouvrir des maisons closes ni à envisager de donner des cours de prostitution aux jeunes femmes. Epargnons-nous un nouveau recul, respectons les personnes prostituées, et consultons-les avant de tomber dans les travers d’une idéologie factice.
Il est urgent d’abroger le délit de racolage. Si vous ne le faites pas à temps, cette fois, nous ne vous attendrons pas.