PPL n°343 :
relative à la création d’un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d’ordre médical
– Discussion générale –
Jeudi 13 février 2014
Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV
Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Mes ChèrEs collègues,
Nous examinons aujourd’hui la proposition de loi de Mme Hélène Lipietz relative à la création d’un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d’ordre médical.
Cette proposition de loi répond à une préoccupation exprimée de longue date par nombre de nos collègues : en 2011, déjà, nos anciennes collègues Alima Boumediene-Thiery, d’une part, et Nicole Borvo Cohen-Seat, d’autre part, avaient déposé des propositions de loi d’objet similaire. Très récemment, notre collègue Cécile Cukierman a fait de même.
Ces différentes initiatives répondent au souci, bien identifié, de combler un vide juridique et de mettre un terme à une inégalité de droits entre prévenus et condamnés.
L’enjeu – politique et anthropologique – de notre débat et de ces initiatives est clairement identifié. C’est du corps qu’il s’agit. Du corps malade, du corps souffrant, en prison. Dois-je rappeler ce qu’écrivait Michel Foucault dans Surveiller et Punir ?
« La prison dans ses dispositifs les plus explicites a toujours ménagé une certaine mesure de souffrance corporelle. La critique souvent faite au système pénitentiaire, dans la première moitié du XIXe siècle (la prison n’est pas suffisamment punitive: les détenus ont moins faim, moins froid, sont moins privés au total que beaucoup de pauvres ou même d’ouvriers) indique un postulat qui jamais n’a franchement été levé : il est juste qu’un condamné souffre physiquement plus que les autres hommes. La peine se dissocie mal d’un supplément de douleur physique. Que serait un châtiment incorporel? Il demeure donc un fond « suppliciant » dans les mécanismes modernes de la justice criminelle – un fond qui n’est pas toujours maîtrisé, mais qui est enveloppé, de plus en plus largement, par une pénalité de l’incorporel. » (fin de citation)
En une époque, la nôtre – nous ne sommes plus, en principe, au XIXe siècle –, où les droits humains sont devenus la nouvelle religion laïque des pays dits « développés », beaucoup de choses ont certes changé. Reste que, comme l’écrit encore Michel Foucault, si nos systèmes punitifs « ne font pas appel à des châtiments violents et sanglants, même lorsqu’ils utilisent les méthodes « douces » qui enferment ou corrigent [on prétendent le faire], c’est bien toujours du corps qu’il s’agit (…) » (fin de citation).
Les supplices, certes, ne sont plus de mise aujourd’hui. Pourtant, si le « corps supplicié, dépecé, amputé, symboliquement marqué au visage ou à l’épaule, exposé vif ou mort, donné en spectacle » a disparu, il n’en demeure pas moins qu’en prison, la souffrance du corps du détenu ou du condamné n’est pas approchée avec toute l’empathie qu’elle mérite. Elle est occultée, probablement en raison de cet arrière-fonds enfoui, mais qui continue de nous travailler en secret, en raison de ce passé qui, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, prenait « le corps comme cible majeure de la répression pénale ».
Se libérer de ce lourd héritage exige de l’institution pénitentiaire, du corps médical, et non moins du législateur un effort continu, obstiné, inlassable. Nous en avons une nouvelle illustration aujourd’hui.
Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, les personnes détenues atteintes d’une pathologie engageant le pronostic vital ou dont l’état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention peuvent demander à bénéficier d’une suspension de peine (article 720-1-1 du code de procédure pénale).
Ce dispositif est toutefois réservé aux seules personnes condamnées : son bénéfice ne peut être invoqué par les personnes faisant l’objet d’une détention provisoire, que ce soit dans le cadre d’une instruction, dans l’attente d’un procès en appel ou de l’examen d’un pourvoi en cassation.
Cette lacune du droit est d’autant plus préjudiciable que, comme l’observait le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans son rapport d’activité pour 2012, « les personnes prévenues, présumées innocentes, ont à connaître de très mauvaises conditions de détention en maison d’arrêt » et que « la détention provisoire excède bien souvent la « durée raisonnable » que commande l’article 144-1 du code de procédure pénale ».
Reprenant l’une des préconisations formulées en juillet 2012 par notre collègue Jean-René Lecerf et notre ancienne collègue Nicole Borvo Cohen-Seat dans leur rapport d’évaluation de la loi pénitentiaire, la présente proposition de loi préconise de remédier à cette situation en instaurant un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, largement inspiré du dispositif applicable aux personnes condamnées.
Au-delà de son objet propre, cette proposition de loi doit être regardée comme une première étape vers une meilleure reconnaissance du droit des malades en prison.
Cette initiative permettra en outre d’assurer la conformité du droit français avec nos engagements européens.
En effet, rien ne justifie aujourd’hui qu’aucun dispositif similaire à celui de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale ne permette à une personne prévenue d’obtenir la suspension de sa mesure de détention provisoire lorsque son état de santé est incompatible avec une détention ou que son pronostic vital est engagé.
Ni la différence de statut entre prévenus et condamnés : au contraire, les personnes prévenues, présumées innocentes, devraient en principe pouvoir bénéficier de dispositifs plus favorables.
Ni les conditions de détention : au contraire, les personnes prévenues, détenues en maisons d’arrêt, sont confrontées à des conditions de détention particulièrement dégradées.
La durée de la détention provisoire est très variable d’une personne à l’autre et dépend notamment de la nature de l’infraction commise et de la procédure retenue : de quelques jours à quelques mois en matière correctionnelle (12 jours en moyenne dans les procédures de comparution immédiate, sept mois dans les autres procédures correctionnelles), elle peut atteindre plusieurs années en matière criminelle (avec une moyenne de deux ans).
Au total, les personnes prévenues malades se trouvent donc exposées à des conditions de détention plus défavorables que les personnes condamnées à de longues peines, et ce alors même que leur état de santé présente des caractéristiques comparables : carences sanitaires diverses dues à la situation de précarité de nombreux détenus, prégnance de la question des addictions (traitement de la toxicomanie), accroissement des pathologies dues à l’âge, en lien avec le vieillissement de la population pénale, prévalence de la maladie mentale.
À la différence des personnes condamnées, les personnes prévenues sont exclusivement incarcérées en maisons d’arrêt. Ces établissements sont pour la plupart aujourd’hui confrontés à une situation de surpopulation chronique qui nourrit de nombreuses tensions et aggrave les conditions de détention : au 1er décembre 2013, 1 047 détenus dormaient sur un matelas posé à même le sol par exemple.
S’agissant de l’accès aux soins, cette situation de surpopulation complique très significativement l’organisation des extractions médicales, pourtant nécessaires pour permettre à une personne détenue de réaliser des examens médicaux ou de subir un traitement particulier dans un établissement de santé situé à l’extérieur de la maison d’arrêt.
La proposition de loi préconise en conséquence de créer un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, en s’inspirant très largement des dispositions de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale précité applicable aux détenus condamnés.
Si j’ai pu mesurer, au cours des auditions, à quel point cette avancée législative était attendue des professionnels de santé et des différentes personnes qui interviennent auprès des détenus malades pour les aider à faire valoir leurs droits, des modifications se sont avérées nécessaires afin de sécuriser le dispositif juridique.
En effet, des ajustements supplémentaires au dispositif applicable aux personnes prévenues se sont avérés indispensables : à la différence des personnes condamnées, qui exécutent une peine d’emprisonnement ou de réclusion prononcée de façon définitive par une juridiction pénale, les personnes prévenues bénéficient de la présomption d’innocence. Il en résulte que la privation de liberté dont elles peuvent faire l’objet « à titre exceptionnel » (article 137 du code de procédure pénale) dans le cadre de l’instruction ou dans l’attente de leur jugement doit être justifiée à tout instant par l’un des objectifs énoncés à l’article 144 du code de procédure pénale (nécessité de conserver les preuves ou indices matériels, empêcher une pression sur les témoins, etc.).
À cet égard, la proposition tendant à créer un mécanisme de « suspension » de la détention provisoire impliquerait qu’en cas d’amélioration de son état de santé, l’intéressé pourrait être automatiquement réincarcéré en maison d’arrêt, sans débat préalable et sans que le juge n’ait à vérifier que les conditions de la détention provisoire sont toujours réunies.
Afin de surmonter cette difficulté, la commission des lois a adopté un amendement tendant à prévoir que l’état de santé du prévenu pourrait constituer, non un motif de suspension de la détention provisoire, mais une cause de mise en liberté de l’intéressé : en cas d’amélioration de l’état de santé de ce dernier, il appartiendrait le cas échéant au juge d’instruction de demander à nouveau son placement en détention provisoire, dans les conditions de droit commun, en justifiant cette demande par l’un des objectifs énoncés à l’article 144 du code de procédure pénale.
Le texte qui vous est soumis aujourd’hui comporte par ailleurs deux évolutions par rapport au dispositif de la proposition de loi :
– d’une part, afin de réserver les situations les plus complexes, l’amendement adopté par votre commission introduit, comme le fait l’article 720-1-1 du code de procédure pénale concernant les personnes condamnées, une exception lorsqu’« il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction » : il s’agit, comme l’avait souligné notre collègue François Zocchetto lors de l’examen de la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales qui avait introduit cette exception dans l’article 720-1-1 précité, de prévenir « le risque qu’une personne, même diminuée physiquement, puisse reprendre ses activités criminelles si elle fait l’objet d’une libération ; tel pourrait être en particulier le cas du dirigeant d’une organisation criminelle »;
– d’autre part, la commission des lois a souhaité préciser les modalités d’application du dispositif s’agissant des détenus atteints de troubles mentaux.
À l’heure actuelle, l’article 720-1-1 du code de procédure pénale prévoit une exception pour les « cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux ». Pour notre collègue Claire-Lise Campion, auteur de l’amendement qui avait introduit cette exception lors de l’examen de la loi du 4 mars 2002, il s’agissait de ne pas prendre le risque de libérer une personne atteinte de troubles mentaux qui, si elle n’a certes pas sa place en prison, pourrait s’avérer dangereuse pour elle-même ou pour autrui.
Toutefois, comme l’a expliqué le Dr Michel David, président de l’association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire, cette restriction a, dans les faits, été interprétée par les professionnels de santé comme interdisant de façon générale l’application du dispositif de suspension de peine aux personnes détenues atteintes de troubles mentaux.
Tel n’était sans doute pas l’intention du législateur : les personnes atteintes de troubles mentaux doivent être considérées comme des malades comme les autres et pouvoir être soignées dans les mêmes conditions que des personnes atteintes de troubles somatiques.
Une exception peut toutefois être faite s’agissant des personnes atteintes de troubles mentaux faisant l’objet d’une mesure d’hospitalisation sous contrainte. En effet, dans ce cas, ces personnes sont soumises à une mesure privative de liberté, dans les conditions définies aux articles L. 3211-1 et suivants du code de la santé publique (articles L. 3214-1 à L. 3214-5 s’agissant spécifiquement des personnes détenues). Il importe que ces personnes puissent continuer à être juridiquement considérées comme des personnes détenues, afin que la privation de liberté dont elles font l’objet dans le cadre de la mesure d’hospitalisation sans consentement puisse être imputée sur la durée de la détention provisoire et, le cas échéant, sur la durée de la peine d’emprisonnement ou de réclusion restant à accomplir.
C’est la raison pour laquelle l’amendement adopté par la commission précise les termes retenus par le dispositif de la proposition de loi, afin de prévoir que celle-ci ne s’appliquera pas aux personnes détenues admises en soins psychiatriques sans leur consentement.
À contrario, les personnes atteintes de troubles mentaux dont l’état de santé est incompatible avec la détention mais qui acceptent de suivre un traitement pourraient en bénéficier expressément.
Enfin, la commission des lois a conservé les dispositions de la proposition de loi tendant à permettre l’application aux prévenus du nouveau dispositif lorsque leur état de santé est « incompatible » avec les conditions de détention (et non « durablement incompatible » comme le prévoit l’article 720-1-1 du code de procédure pénale pour les condamnés), et surtout que la remise en liberté pourrait être ordonnée au vu d’une expertise médicale unique. Ces conditions, plus favorables que celles applicables aux personnes condamnées, pouvaient se justifier par la différence de statut entre prévenus et condamnés et par la difficulté croissante, compte tenu de la pénurie d’experts, à obtenir la réalisation d’expertises médicales dans des délais brefs, alors même que la détention provisoire doit revêtir la durée la plus courte possible.
Chers collèguEs, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, et parce que ce texte constitue sans nul doute une première étape vers une meilleure reconnaissance du droit des malades en prison, je vous demande l’adoption de la proposition de loi dans sa rédaction issue des conclusions de la commission des lois.
Je vous remercie.
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