Intervention en séance lors de la discussion générale commune au PJLO relatif à l’indépendance et l’impartialité des magistrats et à l’ouverture de la magistrature sur la société et au PJL portant application des mesures relatives à la justice du XXIème siècle (3 novembre 2015)

PJLO n° 120 :

relatif à l’indépendance et l’impartialité des magistrats et à l’ouverture de la magistrature sur la société

(procédure accélérée)

 

PJL n° 122 :

portant application des mesures relatives à la justice du XXIème siècle

(procédure accélérée)

Discussion générale commune

Mardi 3 novembre 2015

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

 

Monsieur le Président,

Madame la Ministre,

Monsieur le Président de la commission des lois,

Messieurs les rapporteurs,

Mes ChèrEs collègues,

 

Les deux projets de loi que nous examinons à partir d’aujourd’hui s’inscrivent dans la réforme judiciaire « J21 – la Justice du XXIe siècle » que vous avez souhaité engager, Madame la Ministre. Le projet de loi organique, tout d’abord, s’attache à réformer le statut de la magistrature. La réforme qu’il engage mérite d’être saluée dès lors qu’elle se donne pour objectif de promouvoir une justice indépendante et irréprochable. Le projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle, quant à lui, a pour propos d’adapter la justice française aux évolutions et aux besoins de la société.

Ce second texte est un texte ambitieux. Je ne saurais bien sûr le traiter dans son ensemble. Je mettrai ici l’accent, cherEs Collègues, sur le socle général des règles procédurales coordonnant l’accès collectif des citoyens au juge et notamment l’action de groupe en matière de discriminations.

Nombreux sont les pays à avoir déjà franchi le pas : les États-Unis, où le mécanisme de l’action de groupe est né en 1938, le Canada, la Suède ou encore l’Angleterre. Cette action collective en justice a pour but de réparer une agrégation de préjudices individuels. Elle permet ainsi à un grand nombre de personnes ayant subi un même préjudice d’en poursuivre une autre, souvent au travail, afin d’obtenir un dédommagement moral ou financier.

Depuis sa création, ce mécanisme a démontré son efficacité. L’action de groupe garantit en effet l’efficacité de la justice, permet de faire gagner du temps aux tribunaux, évite une potentielle contradiction entre les différentes décisions rendues. Elle permet aussi un meilleur accès à la justice. Des individus qui seuls n’auraient jamais eu recours aux tribunaux (à cause des frais de justice ou encore de la complexité d’une action en justice) peuvent en effet, dans un tel cadre, se pourvoir en justice avec un même avocat, avec une association agréée ou un syndicat se portant partie civile.

La lutte contre les discriminations directes et indirectes doit rester, dans notre pays, une priorité. Notre droit les prohibe, certes, mais nous ne pouvons baisser la garde. Les inégalités restent particulièrement sévères dans le domaine de l’emploi. Selon une étude de l’INSEE, les Français ayant au moins un parent originaire du Maghreb bénéficient d’un taux d’emploi inférieur de 18 points par rapport à ceux dont les deux parents sont français. Selon les études disponibles, le salaire des femmes demeure de 28% inférieur à celui hommes dans une situation similaire. Selon l’enquête commanditée par le Défenseur des Droits et le Bureau national du Travail et publiée en janvier 2013, près de trois actifs sur dix déclarent avoir subi au moins une discrimination dans le cadre professionnel. Or, selon la même enquête, 4 victimes de discrimination au travail sur 10 n’ont rien dit ni fait, considérant qu’une réaction n’aurait rien changé. C’est précisément cela qu’il faut faire bouger.

Consciente de l’intérêt, à cet égard, du dispositif que j’évoque, j’avais déposé dès le 25 juillet 2013, au nom du groupe écologiste du Sénat, une proposition de loi visant à instaurer le recours collectif en matière de discrimination et de lutte contre les inégalités. En janvier 2014, alors que moi-même et M. Philippe Kaltenbach, nommé rapporteur, préparions activement l’examen de ce texte, à venir dans le cadre de la prochaine niche du groupe écologiste, une délégation interministérielle de neuf personnes me demanda de le faire retirer de l’ordre du jour, au motif que le moment n’était pas « opportun » quand des pourparlers délicats étaient conduits avec le patronat. De son côté, un rapport commandité par vous-même, Madame la Ministre, à Madame Laurence Pécaut-Rivolier, tout en reconnaissant l’existence des discriminations au travail, préconisait que les actions collectives soient menées par les seuls syndicats. Je suis heureuse de constater, près de deux années plus tard, une évolution des dispositions gouvernementales. Peut-être le fait que moi-même et notre ancien collègue Jean-René Lecerf soyons revenus sur le sujet, il y a presque un an exactement, dans notre rapport d’information sur la lutte contre les discriminations, y a-t-il modestement contribué.

Le dispositif retenu par ce PJL pour l’action de groupe en matière de discriminations s’appuie bien sur le socle procédural commun défini en matière d’action de groupe. Il s’en distingue par certaines dispositions spéciales. Il inclut surtout un régime d’exception dérogeant aux principes qu’il a pourtant retenus. Là, le bât blesse toujours.

Pour commencer, la définition de la discrimination retenue est restrictive. Le fait qu’elle soit inscrite dans la loi du 27 mai 2008 risque d’en diminuer la portée par rapport aux types de discriminations que reconnaît par ailleurs le droit français, dont l’article 225-1 du code pénal, telles les discriminations liées au patronyme, à l’état de santé, à l’apparence physique, etc.

Ensuite, ce texte ne donne qu’aux associations régulièrement déclarées depuis cinq ans dans le domaine des discriminations ou du handicap la possibilité d’agir devant une juridiction civile ou administrative afin d’établir que plusieurs personnes font l’objet d’une discrimination directe ou indirecte, fondée sur un même motif et imputable à une même personne. Ne pouvait-on ouvrir le dispositif, comme le suggère notre rapporteur, M. Détraigne, à d’autres types d’associations : associations d’usagers de services publics agissant contre un refus d’accès au service à une catégorie de personnes, associations de consommateurs agissant contre un refus de vente pour le même motif ?

On regrettera aussi que le préjudice moral ait été exclu, ce qui vide l’action de groupe de sa vocation indemnitaire.

Par ailleurs, lorsque l’action est dirigée contre un employeur privé ou public, seuls les syndicats seront habilités à agir dans le cas de l’action de groupe ayant trait aux discriminations visant des salariés, les associations n’agissant qu’en cas de discriminations à un emploi ou un stage. En cela, le texte reste très proche des préconisations du rapport de Mme Pécaut-Rivolier. On est en droit de se demander si les syndicats, actifs lorsqu’il s’agit de conflits dans l’entreprise, sont préparés pour agir en matière de discriminations.

Je rappelle enfin, à cet égard, que la PPL que j’avais déposée au nom du groupe écologiste envisageait également que des individus puissent s’organiser en collectif pour porter une action de groupe. Disposition absente de ce texte.

Je note enfin que l’action en réparation du préjudice subi ne pourra s’exercer que dans le cadre de la procédure individuelle définie aux articles 30 et 31 du texte dont nous débattons – une disposition à nouveau très proche des préconisations du rapport de Mme Pécaut-Rivolier.

On sait pourtant que les recours collectifs en matière de discrimination devraient surtout avoir un effet dissuasif. Et qu’ils devraient porter les entreprises et les institutions à négocier, voire à corriger en amont leurs comportements discriminatoires, parce que si les plaignants gagnent, les indemnisations partagées entre eux peuvent être, dans les pays autorisant ce genre de procédure, fort élevées.

L’indemnisation symbolique choisie par le Gouvernement n’est pas un outil pragmatique susceptible de faire reculer les discriminations au travail. La Commission des lois a quant à elle arbitré en faveur de la limitation de l’action de groupe « discrimination au travail » à la seule cessation du manquement. On appelle ça un vœu pieux, si je puis me permettre l’expression.

Ce PJL a tout prévu pour calmer les inquiétudes que pourraient susciter, en cette période de chômage, l’action de groupe en matière de discrimination chez les patrons, surtout du privé. Cela n’est pas illégitime. Reste qu’un texte aussi frileux ne risque pas de répondre aux attentes des associations qui luttent depuis des années pour la mise en place de l’action de groupe, et encore moins celles des discriminés eux-mêmes.

En étendant la qualité à agir aux associations régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans dont l’objet comprend la défense d’un intérêt atteint par la discrimination en cause, en précisant que les discriminations poursuivies seraient celles définies dans le droit en vigueur et qu’elles ne se limiteraient pas à celles définies à l’article 1er de la loi du 27 mai 2008, et en rendant possible la réparation, par voie d’action de groupe, des préjudices moraux consécutifs à une discrimination, notre Commission des lois a rendu le texte moins restrictif et plus lisible. De même, à l’initiative de notre rapporteur, a été ajouté un article destiné à reconnaître au ministère public la possibilité d’agir par voie civile pour faire cesser un manquement en matière de discrimination.

En dépit de la levée de certaines restrictions par la Commission des Lois, en dépit du fait qu’elle ait approuvé la proposition de son rapporteur de permettre l’application immédiate des nouvelles dispositions relatives à l’action de groupe aux manquements antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi, ce texte risque fort de ne pas atteindre les objectifs normalement poursuivis.

Pour conclure sur une note plus positive, je rappellerai,  comme vous l’affirmez à juste titre, Madame la Ministre qu’ « [e]n période de crise économique et de crise des repères, le juge est bien souvent considéré comme le dernier recours permettant de faire reconnaitre des droits et [de] restaurer le lien social. » En dépit des réserves que je viens d’exprimer sur un point précis,  il semble que la réforme engagée par ces deux projets de loi aille dans le sens d’une justice modernisée, et réellement plus proche du citoyen, si souvent perdu et découragé face à elle. Pour ces raisons et quelques autres, le groupe écologiste votera donc, vous l’avez compris, ces deux textes.