Front national : l’erreur des juges de Cayenne (Le Monde, 21 juillet 2014)

 

par Élise Vincent,

 

« Il est des erreurs de jugement qui ne se voient pas de prime abord. La condamnation, le 16 juillet, par le tribunal correctionnel de Cayenne (Guyane), d’Anne-Sophie Leclère, ex-candidate du Front national aux élections municipales de Rethel (Ardennes), est de celles-là.

 

 

A la surprise générale, la militante frontiste a été condamnée à neuf mois de prison ferme, cinq ans d’inéligibilité, et 50 000 euros d’amende pour avoir publié, sur sa page Facebook, un photomontage comparant la garde des sceaux, Christiane Taubira, à un singe. Une sentence exceptionnelle pour ce genre d’infraction, où l’usage avait habitué aux peines avec sursis.

Dès l’annonce de sa condamnation, deux types de réactions ont émergé. D’abord le satisfecit, du côté des associations antiracistes – « La candidate FN et le FN condamnés à juste titre », s’est ainsi réjoui SOS racisme. Puis, très vite, sont venues les interrogations : la peine est-elle trop sévère ?, se sont enquis beaucoup d’observateurs. Elle est « peut-être trop lourde », a glissé la sénatrice EELV Esther Benbassa, tandis que, dans un autre registre, le maire et député UMP des Alpes-Maritimes Christian Estrosi a, lui, jugé la sentence « pas excessive » mais s’est demandé « pourquoi on n’appliquait pas la même règle » en cas d’insultes de « certains milieux communautaires ».

En réalité, le débat n’était pas là. La peine à laquelle a été condamnée l’ex-candidate FN n’est ni clémente ni indulgente. Mais elle est en grande partie liée à l’absence de Mme Leclère à l’audience. La jeune femme n’était même pas représentée par un avocat. Alors, comme pour des milliers de procès anonymes chaque année, les magistrats en ont pris ombrage et ont eu la main lourde. Cayenne n’est évidemment pas la porte à côté pour une Ardennaise. Mais, la plainte ayant été déposée par le parti politique de MmeTaubira en Guyane – le mouvement Walwari –, c’est bien à Cayenne que devait avoir lieu le procès.

Il n’y a aucune ambiguïté à chercher dans le jugement à l’encontre de l’ancienne candidate frontiste. En matière de racisme, le droit est clair. Pour l’« injure publique » à caractère racial – soit le fait « d’invectiver »quelqu’un, même de manière allusive –, la loi du 29 juillet 1881 prévoit jusqu’à six mois d’emprisonnement et 22 500 euros d’amende.

En matière de « provocation publique » – soit le fait « d’inciter au rejet »d’une personne – à la discrimination, à la haine, à la violence nationale, raciale ou religieuse – la peine maximale monte jusqu’à un an de prison et 45 000 euros d’amende. Avec son photomontage publié sur sa page Facebook, Mme Leclère entrait dans le champ de ces deux infractions.

Si débat il pourrait y avoir, c’est sur l’efficacité de la pénalisation de l’injure ou de la provocation raciale en matière de lutte contre le racisme. Les Etats-Unis ont fait un choix totalement différent. Outre-Atlantique, au nom de la« liberté d’expression » et du sacro-saint premier amendement de la Constitution, le photomontage de Mme Leclère n’aurait été passible d’aucune poursuite. Pour beaucoup d’associations américaines qui luttent contre la haine raciale ou religieuse, la pénalisation – particulièrement lorsqu’elle concerne des propos sur Internet – n’est pas la solution. Seule la prévention compte.

« UNE INSULTE AU DROIT »

Il existe toutefois une vraie erreur de jugement dans la sentence prononcée par le tribunal de Cayenne. Et elle ne peut souffrir, elle, aucun débat. Elle a été soulevée tardivement car passée au second plan devant la surprise des neuf mois ferme infligés à Mme Leclère : il s’agit de la condamnation connexe du Front national à 30 000 euros d’amende.

Le Monde a interrogé plusieurs juristes sur le sujet, et aucun, malgré un rejet sans ambiguïté des idées du FN, n’a pu défendre juridiquement l’amende imputée au parti frontiste. « C’est absolument ridicule, indéfendable, c’est une insulte au droit », a notamment enragé l’avocat Alain Jacubowicz, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra).

Dans ses attendus, le tribunal de Cayenne justifie : « Le FN n’est pas l’auteur de l’infraction (…) mais il sera démontré qu’il y a participé par instigation et fourniture de moyens » – affiches, programme, investiture notamment. Il ajoute que l’infraction commise par Mme Leclère aurait eu « un retentissement sans commune mesure si elle n’avait pas été candidate du Front national ». Que le FN ne « s’est pas assuré des opinionsrépublicaines » de Mme Leclère et qu’il n’a pas mis en place de « formation minimale destinée à éviter ce genre de dérapages ». Rien pourtant, dans la loi de 1881 – qui est celle qui régit le droit de la presse – ne permet dans ce cas précis de condamner le FN, que le droit considère comme une « personne morale ».

Le FN a beau jeu désormais de crier au scandale, voire au procès politique.« Les magistrats ne jugent pas selon leur fantaisie », a tenté de déminer Mme Taubira, le 16 juillet. Dans ce jugement-là, c’est bien l’amère impression qui se dégage. Si, en appel, la condamnation de Mme Leclère devrait être maintenue – ou sans doute revue à la baisse – le FN a toutes les chances de sortir blanchi. « Il ne pouvait rien nous arriver de pire », se désole M. Jacubowicz. »

 

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