La France réactionnaire a arpenté Paris en masse dans le froid pour clamer qu’elle ne changera pas. Ce n’est pas nouveau. Elle rompt son silence pour dire une fois de plus non. Non à tout ce qui peut réveiller un pays qui n’a que trop tendance à s’assoupir dans la certitude de son exceptionnalité.
Une France réactionnaire -surtout en retrait des grandes agglomérations- vit les avancées de la société comme une insulte à son conservatisme. Elle s’était opposée au divorce, au vote des femmes, à l’avortement, à l’abolition de la peine de mort, au Pacs. Imaginons un instant qu’on lui ait cédé. Où en serions-nous aujourd’hui ? On n’ose l’imaginer.
La France recroquevillée
C’est par l’effet de ce même conservatisme que cette France-là a peur de l’Autre, un Autre qui peut être, au choix, l’étranger, l’immigré, l’Arabe, le musulman, le gay, le Rom, mais aussi le voisin, la femme de ménage, ou le petit jeune qui passe en mobylette. Et c’est par l’effet de ce même conservatisme qu’elle continue à redouter la mondialisation, comme elle a abhorré dans le passé le cosmopolitisme.
Ce repli sur soi, ce recroquevillement de plus en plus patent, met depuis un moment la France, tout au moins au niveau sociétal, en marge de la marche en avant de plusieurs pays européens. Comme si, en s’ouvrant, elle craignait de perdre son identité. Comme si, en se figeant, elle obéissait à un obscur et vain instinct de conservation.
Dès qu’un changement fort est en train de prendre forme, cette partie de la France se met en marche pour manifester bruyamment son opposition. Cette « pulsion d’opposition à toute évolution sociale inconnue jusque-là » l’empêche d’être à l’avant-garde du progrès sociétal, à la différence de ses voisins européens. Quant à faire preuve d’une quelconque créativité en la matière, n’en parlons même pas…
La Révolution ou rien
Comme si, en France, le social devait toujours occulter le sociétal ou le repousser aux marges, en raison, entre autres, peut-être, de la prégnance d’une tradition révolutionnaire pluriséculaire réglée sur le tempo de la primauté des droits sociaux.
Une tradition révolutionnaire qui nous enseigne d’ailleurs encore autre chose. Les grands changements, en France, ne se font guère dans la concertation, mais à coups de poussées brutales inaugurant de nouvelles ères. Le changement par la violence prime ainsi sur le changement de fond accompli dans la durée plus ou moins longue.
Cette inaptitude politique de la France au changement négocié resurgit dès qu’on entend toucher à une question relevant du sociétal. Des polémiques disproportionnées éclatent alors régulièrement, qui font sourire nos voisins européens, tellement plus pragmatiques que nous sur ces sujets.
Notre amour des principes renforce cette rigidité. Comme s’il était toujours préférable de sacrifier la réalité, le vécu, l’expérience des hommes et des femmes concrets à des principes… qui ne sont d’ailleurs souvent que des préjugés ! Il en est ainsi pour le mariage entre personnes du même sexe, il en sera de même pour l’euthanasie ou la dépénalisation du cannabis. La société a beau changer, nous nous entêtons à refuser de l’admettre, quitte à faire du sur-place et à produire des souffrances inutiles.
N’ai-je pas récemment entendu, au Sénat, un de mes collègues de gauche déclarer dans l’hémicycle que les lois n’avaient pas à suivre les évolutions sociales ? Le conservatisme n’est pas si inégalement réparti entre la gauche et la droite qu’on pourrait l’imaginer, même si la seconde, en ce domaine, est tout de même meilleure. Les politiciens de droite, en l’occurrence, ont décidé de faire feu de tout bois. Ce conservatisme, ils en viennent, ils s’y reconnaissent, ils y sont toujours attachés, alors, quand en plus on tient là une bonne occasion de s’en prendre à un gouvernement de gauche, pourquoi se priver ?
L’Église essaie de sauver les meubles
Reste l’attachement persistant d’une partie de la France laïque à un catholicisme refoulé par la violence d’un anticléricalisme républicain militant et parfois outrancièrement radical. À la faveur d’une question comme celle qui nous agite, le refoulé resurgit, guide ouvertement certains parti pris, livre une panoplie d’arguments tout faits sur la « normalité » du mariage hétéro et l’ « anormalité » du mariage homo.
Le biologisme venant à la rescousse de ces arguments pseudo-anthropologiques d’un autre temps, et la « science » au secours de ceux qui n’en ont pas. Comme si les humains n’étaient que des êtres biologiques, prisonniers d’une nature invariable, et non des êtres culturels dont les comportements sont d’abord structurés par des modèles dominants, et donc parfaitement susceptibles de changer. Si le couple formé par un homme et une femme semble aujourd’hui le seul possible pour certains, dans quelques décennies, les autres formes de couple ne seront pas moins admises et banalisées. Non moins que la structure familiale homoparentale, déjà répandue.
Des psychanalystes conservateurs, vivant dans le cocon bienfaisant de leurs théories remontant au XIXe siècle, n’ont pas hésité non plus à se mêler au débat, clamant, pour le bien de l’enfant, la nécessité absolue de la structure hétéroparentale. La voix de cette religion du « happy few » s’est ainsi tout naturellement ajoutée à celle des représentants des trois religions monothéistes.
Catholiques en tête, car avec le mariage pour tous, plus que les juifs ou les musulmans, ce sont surtout les catholiques qui risquent de perdre un des derniers carrés de leur pouvoir moral. Sans le mariage hétéro, et sans la famille, que restera-t-il donc à l’Église, dont les lieux de culte, en Occident, sont désertés, en butte à la concurrence effrénée des milieux évangéliques ? Bientôt l’Église fermera boutique.
Ou peut-être, finalement, pratiquera-t-elle un jour elle-même le mariage pour tous, histoire de ne pas perdre toute sa clientèle. C’est ce qu’a fait le judaïsme libéral américain, patronnant l’ouverture de synagogues gays et lesbiennes, et célébrant, dans certaines régions des États-Unis, des unions homosexuelles. Ce faisant, d’ailleurs, ce judaïsme-là n’a peut-être pas fait que sauver les meubles ; il a sauvé son âme. La hiérarchie de l’Église, qui campe sur ses positions réactionnaires, ferait bien d’y songer, et de ne pas oublier que tous les catholiques sont loin de se reconnaître dans son intransigeance.
Petits calculs et grandes manœuvres
Certains politiciens de droite et d’extrême droite ont mobilisé – ou manipulé – leurs troupes, mais ont eux-mêmes évité de manifester publiquement avec les anti-mariage pour tous, se laissant une petite marge de manœuvre au cas où les choses tourneraient en leur défaveur. On ne sait jamais… La loi risque bien de passer, et ce n’est peut-être pas le moment de s’aliéner une partie de la population, dont les homosexuels. D’autant qu’une majorité de Français, malgré tout, demeure favorable au mariage pour tous. Connaissant les convictions de quelques-uns, cette posture ne me surprend nullement.
Reste que le plus grand tort causé par ces anti-mariage pour tous est de déstabiliser, sur cette question, l’exécutif en place et de l’amener à reculer une fois de plus. Notre actuel président a l’art de donner l’impression de ne jamais être vraiment convaincu (c’est vrai, la conviction est mauvaise conseillère en politique). L’agitation en cours ne risque pas de le faire changer d’attitude.
Il a préféré, en l’occurrence, faire retirer l’amendement sur la procréation médicalement assistée (PMA) que certains des députés socialistes devaient déposer lors du débat du projet de loi sur le mariage pour tous à l’Assemblée. En arguant du fait que l’ouverture de la PMA aux couples de femmes trouverait sa place dans un autre projet de loi sur la famille à venir en mars.
Le Président avait déjà laissé transparaître ses hésitations lors du Congrès des maires de novembre. Il avait alors invoqué la liberté de conscience pour laisser toute latitude à nos élus de refuser de marier des homosexuels. Il s’était certes très vite repris. Mais aujourd’hui c’est l’option de la PMA qui passe à la trappe du projet de loi sur le mariage pour tous.
Ces hésitations ne lui auront pas fait gagner la sympathie de ses opposants. Mais elles lui auront quelque peu aliéné celle des milieux progressistes et celle, bien sûr, des gays et des lesbiennes, qui attendaient un peu plus du projet de loi déposé par le gouvernement. Le Président a-t-il seulement cédé, pour finir, aux pressions d’une partie de ses propres troupes, elles-mêmes parfois fortement conservatrices, et réticentes à la PMA ? On voit mal, en tout cas, comment l’exécutif aurait le temps de préparer une loi sur la famille dans un si court délai.
Quand ce n’est pas le Conseil constitutionnel qui retoque à la queue leu leu les lois votées par le Parlement, ce sont les manifestants anti-mariage pour tous qui effraient l’exécutif. Ou n’est-ce pas plutôt le gouvernement qui se fait le plus peur à lui-même ? Heureusement que les écologistes et les communistes sont là pour lui dire parfois qu’il aurait pu faire et peut toujours faire autrement et mieux sans trop risquer.
À bon entendeur salut.
PS : À propos, avez-vous lu l’éclairant dernier ouvrage de Caroline Mecary, L’amour et la loi. Homos/hétéros : mêmes droits, mêmes devoirs, qui vient de paraître chez Alma Editeur ? C’est le moment !