Vu du Sénat : La liberté sur internet, c’est quoi au juste?

Bonne question, me dira-t-on peut-être. Banale question, aussi, quand notre vie et la toile font souvent un, quand l’une et l’autre paraissent parfois si indissolublement liées. Cet outil magique, qui a changé notre existence, est en même temps devenu un magnifique espace où la liberté d’expression s’exerce sans frontières. Il nous donne les moyens d’aller chercher l’information partout, de secouer le pouvoir des politiques et des médias, de nous gaver aussi d’une multitude de détails, parfois faux et parfois vrais.

Ère de la gratification épistolaire immédiate

Chacun de nous est-il pour autant devenu un être surpuissant, le maître enfin de l’information et du savoir? Belle illusion que de le croire. Si le mail a accéléré le rythme du temps et nous a virtuellement rapprochés de nos interlocuteurs, nous n’avons pourtant jamais été si éloignés, dans la réalité, les uns des autres. Je me demande parfois si les missives d’antan, écrites à la main ou même tapées à la machine, plus rares que les messages électroniques d’aujourd’hui, ne créaient pas plus d’intimité entre humains.

Face au flux de mails qui inondent les écrans, dès le petit matin, qui trouve donc le courage de tout lire? Qui sait, surtout, par quoi commencer et quoi lire? Tout le monde écrit, tout le monde reçoit. Nous sommes entrés dans l’ère de la gratification épistolaire immédiate. Si vous ne répondez pas dans la demi-heure qui suit, on vous appelle pour savoir si vous avez reçu le mail. Si vous tardez encore, on vous rappelle. Ce harcèlement devient parfois insupportable.

Que retenons-nous de ce flot d’informations, dont le bruissement continu nous empêche de nous concentrer? Au mieux des bribes, nullement du savoir. On n’a plus le temps ni d’apprendre, ni de savoir. On vit dans l’instant, tiré inéluctablement vers plus et encore plus d’informations et de lambeaux de connaissance. Sommes-nous pour autant transformés en encyclopédies vivantes ? Même pas. Nous sommes plutôt devenus des passoires modernes où tout passe et tout se perd à grande vitesse, au rythme même de l’acquisition.

Des amis poids-plume

Les réseaux, outils de l’instant, vecteurs du concentré, nous lient aux autres sans nous lier. Ils nous abreuvent de ragots parfois drôles, et parfois même utiles. Formidables instruments d’autopromotion, ils encombrent notre quotidien plus qu’autre chose. Nous y sommes addictés. Un seul instant nous ne pourrions vivre sans eux. Quel succès, n’est-ce pas, que d’avoir atteint les 5000 amis sur Facebook?

Je vous assure, ce sont des amis, vraiment des amis. Des amis poids-plume. Ils sont « safe », nous n’avons pas à les rencontrer, à boire un café, à leur parler de nos soucis, à écouter patiemment le récit des leurs. Ils sont tous là, sur l’écran, tard dans la nuit, tôt le matin. Vous éteignez l’écran, et ils ne sont plus là. Ils nous protègent de la solitude… mais nous laissent seuls. Liés à eux par l’image, la meilleure qu’ils aient d’eux-mêmes, la meilleure que nous donnions de nous, et par quelques mots, ici et là, cliqués à la légère. « J’aime », mot si doux sur Facebook… Mais aimer sans s’investir, sans échanger, aimer sans s’aimer, est-ce de l’amour? Oui, oui, c’est de l’amour de pacotille, mais de l’amour quand même. Dire que même l’amour a changé… J’aime mais je suis libre. J’aime sans toucher, ni sentir, et sans voir vraiment.

Roi nu devant son écran

Le monde m’appartient et à moi seul. Roi nu devant mon écran. Les autres ne sont que des images, au mieux des mots qui défilent. Je peux les insulter si je ne suis pas contente. Je peux les diffamer à ma guise, qui je veux comme je veux, puisque je suis seul et maître de mes mots. L’autre, qui est-il? Dématérialisé, l’autre ne tient pas devant ma toute-puissance destructrice. Je peux tout dire, sans vérifier. Je peux aussi accuser sans preuve, humilier sans raison. Tuer avec mes mots, devenus cruels pour la circonstance. Ces mêmes mots qui disaient il y a quelques instants, avec la même légèreté : « J’aime ».

C’est ainsi que nous avons assisté, à la faveur des débats sur le mariage pour tous, à des déferlements de propos homophobes sur internet et sur Twitter. Nous lisons aussi régulièrement sur les mêmes médias des horreurs racistes, antisémites ou islamophobes. Mais ma liberté est à moi, et ta liberté est à toi. Ces libertés évitent de se rencontrer, et dès lors tout est permis: appeler au terrorisme, à la mort, et à tout qu’on aurait peur seulement d’évoquer à visage découvert. Le pseudonyme, ce bouclier commode, vous couvre le visage et vous autorise tout ou presque tout. Mais que tout soit possible signifie-t-il que tout soit permis ?

Certes, les réseaux ont contribué puissamment aux révolutions au Maghreb et en Égypte. Ils ont fourni à des peuples opprimés la liberté de s’exprimer sous des régimes dictatoriaux. Et si internet a grignoté l’espace dévolu jusque-là à la presse, il a aussi donné les moyens d’accéder à cet espace même par d’autres canaux que ceux réservés à une certaine élite.

Utiles garde-fous

Nous pourrions ne pas nous lasser de chanter les exploits d’internet et des réseaux sociaux. Ni de nous lamenter sur les dégâts qu’ils font. Nous sommes devenus leurs enfants. Nous ne pouvons plus renier nos parents. Essayons tout au moins d’inculquer aux enfants, les vrais, à l’école et dès leur plus jeune âge, les principes qui doivent guider la liberté sur internet et sur les réseaux. Rappelons-les aussi aux adultes et aux anciens. Mettons sur pied une déontologie qui empêche ces outils d’empiéter pour de bon, au quotidien, sur la liberté en général.

Un article publié en mai 2011 par l’Université de Montréal nous apprend qu’en France, 49% des décisions judiciaires liées à Internet sont rendues pour diffamation, contre 15% aux États-Unis et au Canada. Comment expliquer ce décalage? Les Français seraient-ils moins que d’autres capables d’autocontrôle? Internet aurait-il ouvert chez nous plus qu’ailleurs un espace échappant définitivement à tout cadrage? Ces chiffres sont éloquents.

N’oublions pas que, comme pour tous les délits de presse, les infractions instantanées qui se commettent sur Internet se prescrivent à compter du jour où elles ont été commises. Or une fois la prescription acquise, les propos peuvent rester en ligne. Indéfiniment. Internet – à la différence du papier – est une mémoire vivante, qui ne connaît ni l’oubli, ni la mort, puisqu’il n’y existe même pas de cimetières où enterrer les informations relatives à une personne après sa disparition. Tout est gravé à jamais dans la mémoire d’Internet. Sans distinction.

Parce qu’ils ne sont finalement pas rares ceux qui se montrent incapables sur Internet de se laisser conduire par une éthique soucieuse du respect de la vie privée des personnes et de leur dignité, et parce que les dérives restent nombreuses, tâchons d’ériger quelques garde-fous. Pour que la liberté d’expression retrouve ses lettres de noblesse.

Il n’est pas question de la limiter, mais d’en tracer prudemment les contours, comme il est déjà en général d’usage dans la presse. La loi sur la liberté de la presse de 1881 n’est plus appropriée aux nouvelles technologies. Menons la réflexion nécessaire à l’élaboration d’une loi nouvelle sur la liberté de l’Internet. Nous n’avons que trop tardé à la lancer. Au Sénat, sur cette question, le débat est d’ores et déjà ouvert.

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