Vu du Sénat #9: Paris en danger, les Roms sont à nos portes

Que n’ai-je entendu lorsqu’on a débattu des Roms, lundi dernier, dans l’hémicycle! Des propos à la limite de l’audible, venant d’une droite fatiguée par elle-même, usée par ses dérives vers les extrêmes. Ce n’est pas cinq ans de présidence de gauche qu’il lui faudra, mais pour certains de ses membres en tout cas, cinq bonnes années de dressage à l’humanisme.

Tous n’en sont sans doute pas là, fort heureusement. Mais que d’étranges formules pour envelopper le rejet et la xénophobie! On se retient encore un peu lorsqu’il s’agit de nos concitoyens d’origine maghrébine (et encore !), mais on se lâche en toute liberté quand il s’agit des Roms.

La République une et indivisible

Je sais que cette appellation « ethnique » ne plaît pas à certains, intellectuels ou politiques, parce qu’elle serait stigmatisante, parce que notre République une et indivisible répugnerait aux catégorisations de ce genre. A cette désignation, ils préféreront celle de « ressortissants roumains et bulgares ». Quitte à entretenir un certain flou.

Je ne suis pas sûre d’aimer beaucoup cette grandiloquence, ces euphémismes. Les Roms, lorsqu’on connaît la situation dans laquelle ils se trouvent, ont peut être d’autres soucis que de vocabulaire. Et notre République, dans les faits, ne se révèle-t-elle pas brutalement exclusiviste?
On ne dira certes pas qu’ils nous dérangent, ces Roms. On décrira plutôt, sans avoir l’air d’y toucher, ces populations à la fois comme les « victimes et acteurs de réseaux » d’exploitation incluant mendicité et prostitution. On sait bien que les miséreux sont les premiers responsables de leur misère… Vieille rengaine.

Non, la misère n’est pas belle à voir

S’il n’y avait que cela… Ces Roms, en plus, offensent nos critères esthétiques. Un sénateur de Paris nous l’a fort justement rappelé, déplorant, lundi, en hémicycle, qu’ils fassent de notre merveilleuse capitale touristique « un véritable parcours du combattant entre des groupes de pickpockets organisés et des matelas servant de couches à des familles auxquelles nous ne pouvons pas offrir d’avenir » (sic).

Dommage, vraiment, que ces Roms ne soient pas plus riches, ils auraient réservé des chambres au Ritz pour ne pas gêner notre regard. Et envoyé leurs enfants à Polytechnique. Mais non, que voulez-vous, ils les envoient plutôt faire la manche ou jouer les pickpockets.

Vais-je offrir à ces quelques collègues débranchés de la réalité David Copperfield de Charles Dickens pour qu’ils se remémorent les jours sombres de la misère en Occident et comprennent un peu mieux ses méfaits? Si nous sommes aujourd’hui choqués par cette pauvreté, ce qui est compréhensible, songeons à l’Europe des débuts de l’ère industrielle. C’est à cela que les Roms nous ramènent, ou nous renvoient.

Ce même élu de Paris évoque dans la foulée, avec tristesse, ces « enfants à qui on vole leur innocence ». Là, il n’a pas tort, mais il ne le sait pas. Oui, l’indigence vole leur innocence à tous, à ceux qui la vivent mais aussi à ceux qui en détournent le regard.

Péril errant

Pourquoi les Roms nous font-ils si peur ? Redonnons la parole à mon collègue sénateur, décidément sans tabous: « l’errance de ces ressortissants insupporte nos concitoyens, parce qu’ils ne comprennent pas ce qui s’apparente à un mode de vie et n’acceptent pas de voir se développer en bas de chez eux des bidonvilles ».

Toute l’histoire de la persécution des Tsiganes, Roms, Bohémiens et autres gens du voyage est bien là. Dès le XVIIIe siècle, l’opinion administrative les englobe dans la catégorie des vagabonds, des mendiants et des gens dangereux et les qualifie de « péril errant ».

Les Empires et Etats européens se sont efforcés de réprimer cette mobilité, perçue comme une déviance sociale, en essayant d’imposer la sédentarisation aux familles nomades. Sans pour autant les tolérer davantage et sans que le regard change vraiment. Même nos gens du voyage français, largement sédentarisés aujourd’hui, n’échappent pas à l’opprobre, toujours plus ou moins suspectés d’être des voleurs en puissance.

Des citoyens européens de seconde zone

Les Roms issus des Balkans réveillent ainsi nos peurs ancestrales face au nomadisme. Sinon, comment comprendre que devenus citoyens européens en janvier 2007, devant donc bénéficier en théorie des mêmes droits que les autres, dont la liberté de circulation et d’installation sur le territoire de l’Union, ils soient encore acculés à envahir nos bouches de métro ou à survivre misérablement dans des campements qui déshonorent notre pays?

Le groupe écologiste demandait au gouvernement, lors de ce débat au Sénat, de supprimer avant le 31 décembre 2013 les restrictions limitant l’accès des Roms au marché du travail. Même si, depuis peu, ces restrictions ont été un peu assouplies, on est toutefois encore loin du compte.
Les Roms roumains et bulgares ne sont traités en France ni comme les autres citoyens européens, ni comme les migrants non-communautaires, ce qui les met en marge des dispositifs nationaux de politiques sociales. Comment, dans ces conditions, briser le cercle infernal du dénuement? Et pourquoi continuer à nier l’évidence: à savoir que ces Roms ne souhaitent rien d’autre que de résider chez nous d’une manière stable et d’y scolariser leurs enfants?

Les peuples heureux n’émigrent pas

Tout le monde le sait -sauf peut-être certains parlementaires- les peuples heureux n’émigrent pas. Ces Roms préfèrent la misère chez nous à la persécution chez eux. Il ne s’agit pas de se voiler la face: il y a bien des abus et les désagréments causés aux riverains par des campements improvisés sont réels. Mais notre tradition humaniste ne nous impose-t-elle pas d’élaborer une politique veillant à assurer aux Roms un égal accès aux droits chez nous, en même temps qu’une politique en amont, dans leur pays d’origine, pour améliorer leur condition là-bas?

Je croyais naïvement que la construction de l’Union aurait effacé de notre vocabulaire les mots de camps et de pogroms. Mais non, avec les Roms, hélas, ces mots reviennent. Ils s’entassent dans des campements de fortune. Des riverains osent organiser contre eux des sortes de battues. Pendant ce temps, des milliers de visiteurs courent au Grand Palais à l’exposition « Bohèmes de Léonard de Vinci à Picasso ». En l’occurrence, la bohème et les Bohémiens alimentent un autre fantasme, celui d’une liberté sans attaches. Liberté des artistes, mais aussi du simple quidam.
Un quidam qui, dans son quartier, se résoudra à pourchasser ou à voir pourchasser sans pitié des familles de Roms parce que leur pauvreté, leur saleté, leur condition sont une insulte à son confort mental. Quel décalage, n’est-ce pas?

« Donner et recevoir »

Les humanistes auront perdu au Sénat, lundi, à la fin de ce lamentable débat, pour quelques voix. La droite a résisté. Le centre gauche s’est abstenu. Rien ne changera donc vraiment. Quant à moi, un peu déprimée, j’ai noyé mon indignation et retrouvé mes forces en lisant un beau livre dont le titre, à lui tout seul, devrait vous faire du bien, à vous aussi : Nous sommes des sang-mêlés. Il s’agit d’un inédit, rédigé dans les années 1950 par deux historiens aujourd’hui disparus, le grand Lucien Febvre et son disciple d’alors, François Crouzet. Conçu comme un « manuel d’histoire de la civilisation française », ce manuscrit a été trouvé dans un grenier par le fils du second, et il a été publié tout récemment chez Albin Michel.

Je devais en parler aux Rendez-Vous de l’Histoire, à Blois, samedi. Et je l’ai fait avec un plaisir qui m’a fait oublier la déconvenue de lundi. Quelle belle découverte que ce livre d’une insolente actualité, qui nous réconcilie avec nous-mêmes! Les auteurs y démontrent avec autant de simplicité que de force tout ce que la France, son histoire et sa culture doivent aux étrangers. « Donner et recevoir », voilà le fonctionnement de toute civilisation digne de ce nom, nous rappellent-ils. « Nous sommes des sang-mêlés, et c’est très bien ainsi. (…) Bienheureux le groupe, bienheureuse la nation qui n’est pas ‘pure' ».

On est là bien loin de nos médiocres histoires de pains au chocolat volés et de réseaux de pickpockets en herbe… Lisez, bonnes gens, lisez donc ce livre. A défaut de vivre, pour l’instant, dans une société ambitionnant l’ouverture et le dialogue des peuples, à force de bonnes lectures, nous finirons peut-être bien par la construire, cette société.