Vu du Sénat # 75: État d’urgence, déchéance de nationalité, inflation législative, de la cosmétique, pas de la politique
Par Esther Benbassa, Sénatrice EELV du Val-de-Marne, directrice d’études à l’EPHE (Sorbonne)
Publié dans Le Huffington Post le 23/12/15
Après que notre Président de la République avait pris son air martial au Congrès, que notre Premier Ministre avait pris ses grands airs pour nous annoncer de grandes mesures, et que notre ministre de l’Intérieur s’était drapé, lui, de son air le plus grave pour nous asséner d’aussi graves vérités – des vérités qu’il lui arrive tout de même parfois de travestir quelque peu, sous un flot de mots, sa spécialité -, on aurait pu croire que le peuple, rasséréné, voterait socialiste aux régionales.
Un peuple fatigué de ses dirigeants
Le miracle ne s’est pourtant pas produit. Et si les cotes de François Hollande et de Manuel Valls sont effectivement montées en flèche, sous le coup de l’émotion, beaucoup de leurs admirateurs supposés se sont contentés de rester à la maison, ou de voter droite ou extrême droite.
À croire que le peuple est un peu fatigué de ses dirigeants, et de leur agitation futile. Désespéré non seulement à cause des attentats qui l’ont meurtri, du chômage, du manque de perspectives, mais aussi parce qu’il a le sentiment que la classe politique, à gauche comme à droite, est exsangue et ne pourra guère influer sur l’avenir. Ce ne sont pas quelques jours d’une pseudo-unité nationale, vite fracturée, qui le feront changer d’avis. Ni les clins d’œil de la droite à la gauche ou de la gauche à la droite pour je ne sais quelles coalitions contre le chômage.
Entre état d’urgence et déchéance de la nationalité
Unir, pour la galerie, des mouvances politiques en principe concurrentes et sans véritables projets, revient à nous faire joli un bouquet de branches mortes. Ça décore, et rien d’autre. Faute de programmes politiques enthousiasmants, stimulants, parlant aux gens, un jour on propose de graver dans le marbre l’état d’urgence pour le pérenniser, un autre c’est la déchéance de la nationalité pour les terroristes binationaux nés en France, proposition imbécile, gentiment empruntée à la droite et à l’extrême droite, qui ne peut que diviser davantage une société française déjà largement atomisée.
On commence à prendre la mesure de la faiblesse des résultats tangibles obtenus par l’instauration de l’état d’urgence, et de ses possibles dérives. Des milliers de perquisitions, des assignations à résidence à la pelle, des violences, des arrestations arbitraires de manifestants écologistes… Pendant que Salah Abdeslam, terroriste en cavale, disparaissait tranquillement, gagnant probablement la Syrie. Ce n’est tout de même pas en menaçant de les déchoir de leur nationalité qu’on allait dissuader d’agir des hommes déterminés à commettre le pire, à tuer et à se tuer. Ni convaincre des électeurs de gauche à jeter le bon bulletin de vote dans l’urne…
Faire du neuf avec du vieux
Au lieu de se remettre en question, de reconnaître les insuffisances de notre renseignement, de s’interroger sur le travail de soi-disant « déradicalisation » confié à des pseudo-experts (que je ne suis pas la seule à dénoncer, depuis longtemps), au lieu de lever les yeux des notes élaborées par des conseillers plus ou moins compétents et de se pencher sur les travaux des spécialistes, on a préféré nous submerger de lois antiterroristes, de lois sur le renseignement, comme si la collecte massive et mécanique de données ingérables et indéchiffrables pouvait nous protéger. Alors que nos services n’étaient tout simplement pas en mesure d’infiltrer, sur le terrain, les réseaux qui nous menaçaient.
Aujourd’hui, rien n’a changé. On en est aux petits bidouillages constitutionnels. Qui donc se donnera le temps de la réflexion et du retour sur soi, et acceptera de faire le deuil de l’agitation vaine ? Trop de nos politiques n’aiment guère ébranler leurs certitudes. Ils sont surtout experts à faire du neuf avec du vieux. Un peu de ressourcement, d’approfondissement dans la durée serait sûrement plus bénéfique pour tous que cette manie de s’agiter avec téléphones, tablettes, notes, passages compulsifs dans les médias – pour y dire continuellement la même chose.
Sortir des cadres éculés de la politique politicienne
Et si l’on s’ouvrait un peu, pour sortir de ses cadres éculés de pensée, pour s’écouter les uns les autres, pour écouter le peuple ? Le peuple a préféré le FN, qui n’a ni grande expérience du pouvoir, ni programme, juste parce que ses cadres et ses candidats donnaient l’impression, juste l’impression, d’être des têtes nouvelles et d’être, justement, à l’écoute. N’est-ce pas une même désespérance qui pousse les uns dans les bras du FN, et les autres dans l’horreur terroriste ? Il ne s’agit pas d’exonérer quiconque de ses responsabilités. Mais il est grand temps d’ouvrir les yeux et de regarder le mal de près et en face.
Je sais que c’est beaucoup demander. Pas facile pour un politicien d’assumer son échec. Les egos, on le sait, sont surdimensionnés dans la profession… Il n’y a pourtant pas d’autre voie, pour sortir du tunnel où nous engouffrent le vote FN et le terrorisme, que de changer notre façon de faire de la politique.
Un temps pour les grimaces, un temps pour les larmes
Il y a eu un temps pour les grimaces. Maintenant c’est le temps des larmes qui est venu. Ce chemin aboutira-t-il à une véritable prise de conscience ? à l’élaboration d’une politique éthique qui s’émancipe des petits calculs électoraux, des petits et des grands intérêts ? Le temps viendra-t-il des serviteurs de la nation, qui réapprennent à penser, à se rapprocher des citoyens, à travailler pour eux et avec eux, à inventer pour eux et avec eux des projets ambitieux et mobilisateurs ?
Pour cela, il nous faudra beaucoup d’humilité. Je ne vois pourtant guère d’autre moyen de ré-enchanter un peu le rapport des politiques et de leurs électeurs. Un rapport fait de confiance, d’estime réciproque, et redonnant à tous un peu de l’espoir que nous avons perdu.