Vu du Sénat #62: Gaza à Paris? (Le Huffington Post, 16 juillet 2014)

« Les bombardements incessants sur Gaza, les Israéliens dévalant leurs cages d’escaliers dès qu’une roquette est annoncée, des dizaines de tués palestiniens, dont des femmes et des enfants en grand nombre, la vie paralysée en Israël et en Palestine. Tout cela me rappelle hélas d’autres bombardements sur Gaza, d’autres roquettes, et tant de pourparlers de paix enlisés. Le cauchemar resurgit donc régulièrement, après un temps relativement court d’accalmie.

Le « mal » là-bas, la lassitude chez nous

À force de se répéter, ce scenario a fini par lasser les politiques, les médias, et même par nous lasser nous, hommes et femmes à la conscience en principe en éveil. Les discussions de paix entre les deux parties qui se sont déroulées au premier semestre de cette année n’ont été couvertes, dans la presse occidentale, que par quelques mots. Lassitude et cynisme sont les deux attitudes qui se conjuguent désormais, dès lors qu’il s’agit de ce conflit.

Les vicissitudes actuelles au Nord de l’Irak, avec la naissance de ce califat qui est peut-être plus qu’un califat d’opérette, le djihadisme moyen-oriental, le nucléaire iranien, tout laisse à penser que le « mal » est là-bas, et qu’il vient inéluctablement de là-bas. De ce Moyen-Orient où de jeunes Français, djihadistes de la dernière heure, dont les parents ou grands-parents étaient venus trouver dans notre pays de meilleures opportunités économiques, cherchent dans un vain et périlleux combat l’improbable remède à leur désillusion dans une société, la nôtre, qui n’a pas su les inclure.

Le fanatisme musulman 2.0 n’est bien sûr qu’un élément du tableau. La région est entrée depuis un moment dans une instabilité quasi totale qui tétanise les dirigeants occidentaux. Le « printemps » égyptien et ses déboires à répétition, la valse des têtes coupées des « empereurs » du passé, de Saddam Hussein à Moubarak, ont mis à rude épreuve la diplomatie occidentale. La gêne impuissante qui a accueilli la politique meurtrière de Bachar al Assad y est évidemment liée.

Si les dirigeants des pays occidentaux ne demandent pas avec détermination et n’obtiennent pas sans délai l’arrêt des hostilités en cours à Gaza et en Israël, s’ils ne bloquent pas une escalade inévitable susceptible de déboucher sur une troisième Intifada dont nul ne sait à quoi elle pourrait ressembler, que ne peut-on redouter ?

Au nom de Dieu !

On ne peut simplement comparer le nombre des Gazaouis morts sous les bombes de Tsahal avec le zéro victime, pour l’instant, en Israël, malgré une pluie de roquettes. Cette comparaison ne suffit pas, à elle seule, à rendre compte de la situation. De cette guerre, tout le monde a assez, des deux côtés. En dépit même de la forte propagande médiatique déployée du côté israélien, les gens évoquent leur traumatisme, leur ras-le-bol, et leur peur. En face, on pleure ses morts. L’Israélien moyen, ni religieux ni extrémiste, est las, lui aussi. Il est en outre surpris. Avec le Mur, qui rend le Palestinien invisible, il avait fini par oublier son existence. Le Palestinien moyen, lui, n’en peut plus de ces colons agressifs et violents qui les harcèlent, du Mur qui les emprisonne, des innombrables embûches du quotidien.

Je me suis rendue moi-même sur le terrain, il y a quelques mois, avec un groupe de sénateurs. J’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles le désespoir, l’impossible vie sous occupation, les brimades, l’humiliation. Mais j’ai vu, aussi, la détermination à vivre et à construire malgré tout. Et j’ai entendu le rêve modeste d’une sorte de négociation qui aurait même un autre nom que ce maudit mot de paix. La négociation, le compromis, juste un petit progrès. Et maintenant ce rêve modeste s’est peut-être réduit encore. À l’espoir d’un simple et rapide cessez-le-feu.

J’entends aussi au téléphone des amis, des proches, des Israéliens qui ne sont ni des ultras, ni des militants de la paix, Monsieur et Madame Tout-le-monde en somme, qui déplorent la mort d’enfants, de femmes, d’innocents à Gaza et qui sont en colère de ce qui s’y passe. Mais ils sont aussi fatigués des alertes aux roquettes. J’ai installé l’application de Haaretz – journal de gauche et laïc – sur mon smartphone, pour me mettre un tout petit peu, de loin, à la place de ceux qui ne demandent en Israël qu’à vivre tranquillement. Je l’ai suspendue : trop de messages d’alertes…

Ces gens, sous le feu des roquettes, sont aussi rongés de l’intérieur. Bouleversés, bien sûr, par l’enlèvement et l’assassinat récents de trois jeunes Israéliens, ils n’en expriment pas moins leur révolte et leur dégoût face au martyre qu’on a fait subir au jeune Mohammed Abu Khdeir. Ils disent qu’ils n’ont pas combattu pour un État d’Israël où ils seraient les témoins d’une telle barbarie, négation absolue de toute éthique juive. De leur éthique en tout cas. Pas de celle de ces colons fanatiques avides de « vengeance », de ces extrémistes prêts à commettre les pires exactions au nom des frontières « bibliques » (?) de leur État de droit divin.

Jusqu’à quand ?

C’est la guerre et le poison nationaliste qui, d’un côté comme de l’autre, poussent à de telles transgressions. L’Autre est déshumanisé, érigé en ennemi absolu, qu’il soit mineur ou pas, armé ou simple civil sans défense.

Comment les Juifs pourront-ils indéfiniment accepter la guerre, le feu, le sang au nom d’un nationalisme qui perd son sens au fil du temps qui passe ? L’histoire la plus abominable vécue par les Juifs hier peut-elle en quoi que ce soit justifier aujourd’hui une occupation comme celle qu’on fait subir aux Palestiniens ? La Shoah, ultime, quasi divine justification de l’idéal sécuritaire de l’État israélien, de toute façon périodiquement mis à mal ? Jusqu’à quand?

Le silence de l’Occident n’est évidemment pas sans lien avec sa culpabilité historique à l’égard des Juifs. Un silence qui laisse faire Israël. Lorsque la situation devient intenable comme aujourd’hui, avec le bombardement de Gaza, et demain, peut-être, une attaque terrestre, l’Occident rompt le silence sans pour autant gagner en efficacité. Même ses déclarations solennelles laissent un goût amer. Telle celle de notre Président de la République, expression d’un soutien inconditionnel à Israël. Certes, François Hollande a corrigé bien vite cette nième bourde, reprenant la position, plus pondérée, du Quai d’Orsay. Mais la rectification est de toute façon venue trop tard, elle a donné carte blanche aux excités de tous poils, y compris à ceux qui, en réaction, ont commencé de s’en prendre aux synagogues. François Hollande s’est heureusement à nouveau exprimé, ce 14 juillet, cette fois clairement pour appeler au calme.

Ne mettons pas à mal notre fragile vivre-ensemble

Certes, nombre de Juifs français soutiennent inconditionnellement Israël. Mais ils ne sont pas acteurs dans ce conflit. Ce ne sont pas eux qui bombardent. Ils ne sont pour rien dans ce qu’on fait vivre quotidiennement aux Palestiniens. S’ils savaient exactement ce qui se passe à Gaza et dans les autres territoires palestiniens, leur soutien serait peut-être plus critique. Et sans doute plus constructif.

Mais de là à les prendre pour cibles, c’est évidemment aller trop loin, se fourvoyer gravement. C’est importer ici, en le transformant en conflit interreligieux, le conflit qui, là-bas, oppose deux peuples. Cette confusion est lourde de menaces, elle risque de mettre à mal notre déjà fragile vivre-ensemble en France.

Qui veut la paix vraiment ?

Netanyahu joue son avenir politique avec ces bombardements. Abbas, lui, rumine son échec et son impopularité pour n’avoir pas réussi à faire avancer ses négociations de paix. Mais au fond, qui veut la paix vraiment ? Existe-t-il une paix raisonnable? La paix, c’est le contraire même de la raison, chaque partie croyant en l’occurrence depuis si longtemps qu’elle a la raison avec elle.

Et ce n’est pas fini. Ce nième bombardement de Gaza, s’il pouvait seulement débarrasser l’Autorité palestinienne quelque peu déconfite de son partenaire indomptable le Hamas, voilà qui ne lui déplairait pas. Mais il y a encore le Djihad islamique, non moins gênant. Netanyahu, lui, est sous la pression des nationalistes extrémistes qui continuent à rêver du Grand Israël. Et si cette guerre est une guerre sacralisée par le Hamas et le Djihad islamique, elle l’est aussi par les colons israéliens ultras, cette cocotte-minute de l’intérieur, qui menace d’exploser à tout moment. Impossible sécurité des frontières israéliennes d’un côté. Impossible accès à une existence politique, de l’autre.

De quoi l’Occident a-t-il peur ?

Tout cela sous le regard désabusé ou craintif d’un Occident qui ne souhaite pas mettre les mains dans le cambouis, en cassant cette dynamique circulaire infernale. Obama a bougé, un peu. Il est le seul, sans doute parce que les États-Unis, malgré tout, ne sont pas prisonniers de la culpabilité qui paralyse l’Europe. Ils n’ont fait que du bien aux Juifs, ils n’ont pas de reproches à se faire. Le lobbying pro-israélien y est certes très actif. Mais le Président américain a montré qu’il sait, parfois, le contourner. Aura-t-il la volonté d’aller jusqu’au bout, seul, sans l’Europe?

Les Juifs français, quel que soit le degré de leur attachement et de leur soutien à Israël, n’ont pas à subir les retombées locales du conflit. Ils devraient aussi veiller à ne pas y contribuer. Refusons à la fois toute flambée d’antisémitisme circonstanciel et tout regain d’islamophobie. Cette guerre nous concerne tous pour des raisons diverses. Au premier rang desquelles cet humanisme à la fois exigeant et pragmatique qui devrait nous inspirer tous, Juifs, chrétiens, musulmans, croyants, agnostiques, athées, libres penseurs…

Un cessez-le-feu et des compromis à court et moyen terme doivent pouvoir être obtenus, de sorte que cette paix idéale – dont tout le monde parle mais que personne ne fait comme si elle dépendait de quelque décret divin – devienne peu à peu, un jour, réalité.

La France devrait donner le la, si elle en est encore en mesure de le faire. S’il peut aller au-delà d’une prudente abstention, que notre Président s’attelle alors au plus vite à la tâche, avec sérieux, détermination et courage. Et disons stop à ceux qui voudraient faire leur petite « révolution » ici sur le dos des Palestiniens de là-bas ou laisser libre cours à leur antisémitisme au nom d’un anti-israélisme qui n’en est pas un.

La plume, la parole, l’action politique raisonnée, c’est tout ce qui nous reste. Mais c’est déjà suffisant. »

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