Vu du Sénat #53 – Chronique de Palestine (2) (Le Huffington Post, 18 mars 2014)

par Esther Benbassa, sénatrice EELV du Val-de-Marne, directrice d’études à l’EPHE (Sorbonne)

Derrière le mur

Les villages palestiniens qui se trouvent derrière le mur ne bénéficient d’aucun service municipal tout en payant leurs impôts locaux à Israël. Le mur crée un encerclement qui rend très difficile la circulation entre les différentes villes de la Cisjordanie elles-mêmes, et isole les communautés. Les Palestiniens habitant les villages enclavés doivent se procurer un permis pour conserver leur domicile, 7 500 d’entre eux sont coupés de leur lieu de travail, ainsi que des services municipaux, de santé, etc.

Les colonies israéliennes, elles, sont au dehors. Dans cette Cisjordanie qui fait 5 600 km2 et où habitent quelque 2,7 millions de Palestiniens et environ 300 000 colons, la discrimination est la règle. Une partie de leurs terres se trouvant derrière le mur, maints paysans palestiniens doivent le franchir pour y accéder, et ce avec autorisation israélienne, et par quelque 80 entrées. 150 communautés palestiniennes sont séparées de leurs terres. Ainsi constate-t-on une baisse des revenus du fait d’un abandon de l’agriculture.

Lire aussi: Vu du Sénat #52 – Chronique de Palestine (1)

Des ONG israéliennes nous ont fait visiter les alentours de Hébron, ville sainte où seraient inhumés les Patriarches et où des colons ultrareligieux sont solidement implantés. Les Bédouins et les troglodytes palestiniens du sud de Hébron sont poussés à quitter la région. Leurs lieux d’habitation sont la cible d’actions de destruction. Les violences que les colons font subir aux populations locales restent impunies à 90%, les fragilisant encore davantage. En 2011 seulement, 10 000 oliviers appartenant à des Palestiniens avaient été déracinés par les colons.

Lorsque nous avons rencontré des Palestiniens troglodytes vivant désormais sous des tentes construites par des ONG, tentes qui sont elles aussi régulièrement détruites, nous avons entendu le cri de révolte d’habitants usés par les retombées de l’occupation, demandant aux Européens d’intervenir en leur faveur pour sortir la tête de l’eau. A Ofra, près de Ramallah, des Juifs d’origine française occupent illégalement des terres palestiniennes.

Le travail effectué par les ONG internationales pour parer au plus urgent est remarquable. Celui des ONG israéliennes qui dénoncent avec vigueur l’occupation et ses effets l’est tout autant. Nous avons rencontré longuement le responsable de l’une d’entre elles, association d’anciens soldats israéliens : Breaking the Silence. Yehuda, orthodoxe coiffé d’une kippa noire, nous faisant visiter Hébron, nous a dit les choses simplement : s’il se bat contre ce qui se passe, c’est parce que ses valeurs juives ne lui permettent pas de l’accepter. Il nous a raconté le temps où, accomplissant son service militaire, il était tenu, comme les autres soldats de son unité, de faire des rondes régulières dans la ville et de réveiller en pleine nuit des Palestiniens, au prétexte de fouiller leurs maisons. Sans raison valable, seulement pour qu’ils n’oublient pas que les maîtres des lieux étaient les Israéliens.

Démolitions, restrictions, chômage

Entre janvier et novembre 2013, les autorités israéliennes ont détruit 467 maisons et structures, et ont déplacé quelque 627 Palestiniens. Israël contrôle 80% de l’eau palestinienne, les colons utilisent six fois plus d’eau que les Palestiniens qui payent la leur au prix fort. A Jérusalem-Est, qui subit une énorme colonisation, et dans les villages enclavés, les Palestiniens sont des résidents permanents sur leur propre terre, et lorsqu’ils se marient avec une personne de Cisjordanie, celle-ci n’acquiert pas pour autant le statut de résident. Les chrétiens émigrent massivement à l’étranger, nombre des boutiques du souk de Jérusalem-Est sont fermées. Là aussi 93 000 Palestiniens risquent de voir leur maison démolie.

Quant à Gaza, la situation y est incomparablement plus dramatique. La pression du Hamas contre les ONG ainsi que celles des autorités israéliennes font que l’aide aux populations est difficile. Double sanction pour ces Gazaouis qui subissent de surcroît un double blocus, à la fois israélien (depuis 2007) et égyptien (depuis 2013). Israël interdit de faire entrer du matériel de construction, le considérant comme matériel militaire, ce qui fait monter le chômage à 41,5 % actuellement, avec un taux de pauvreté de 39 %. Les restrictions imposées, pour des raisons sécuritaires, à l’accès à la terre et à la pêche ont également un effet dramatique. Sans compter le clivages entre le Hamas et le Fatah. Les Gazaouis ne bénéficient de l’électricité que 8h à 10h par jour. Les restrictions ne sont pas seulement sécuritaires mais aussi politiques: exportations, mouvements de population, passage des étudiants. Une punition collective pour mettre la pression sur le Hamas, qui continue à envoyer ses roquettes. On a besoin à Gaza de 250 écoles. 90% de l’eau y est non potable.

Occupation et valeurs juives sont-elles compatibles ?

Cela ne peut plus durer. Et pourtant cela dure. L’urgence, la seule urgence, est de mettre fin à une tutelle et à une occupation israéliennes en flagrante contradiction avec les valeurs qui ont forgé le judaïsme. Je parle d’un judaïsme digne de ce nom, pas du fanatisme religieux et nationaliste qui alimente la colonisation.

Comment un peuple dont l’histoire a été traversée de persécutions, qui a connu l’exil, le déracinement et le massacre peut-il admettre que ses voisins palestiniens subissent de sa main une telle violence ? Comment peut-on laisser dans les geôles israéliennes 5 000 prisonniers dont 200 mineurs, 20 femmes et 130 malades graves, et se voiler la face ?

Un accord de paix demandera de part et d’autres des sacrifices, mais des sacrifices justes pour une cohabitation pérenne. Persécuter les Palestiniens pour réaliser ce Grand Israël qui, au fond, n’intéresse guère l’Israélien type ? Quelle folie ! Folie de l’idéologie qui n’est d’ailleurs le monopole d’aucun camp. Seuls un Israël viable et une Palestine libre seront garants d’un avenir raisonnable dans la région.

Les keffiehs, symboles de la lutte palestinienne pour l’indépendance, qu’on nous offrait pour nous remercier de notre visite, portaient une étiquette en hébreu… indiquant qu’ils étaient produits en Chine et mentionnant le nom de leur distributeur israélien. Certes, la Palestine importe 90% de ses produits d’Israël, mais les symboles comptent quand même.

Si l’accord de paix tarde à venir, on peut s’attendre à une troisième Intifada. Plus le temps passe, plus le pire est probable. Mais le pire peut être, doit être évité. Sauf à imaginer que les deux parties, pour des raisons différentes, ne veuillent pas de la paix… Ce qui n’est hélas pas totalement exclu.

Lire cet article sur le site du Huffington Post