Vous allez encore dire que je suis en colère aujourd’hui. Mais non, je suis seulement dépitée. Je me demande ce que je fais au Sénat. Oui, je ne fais que travailler sans obtenir le moindre résultat. A chaque jour qui passe, je me rends compte que faire de la politique consiste moins à agir selon ses convictions qu’à servir des intérêts qui ne sont pas forcément ceux des Français… mais ceux de leurs élus ! Quelle tristesse !
Et dire que j’ai quitté pour cela le confort policé de l’Université et l’espace de combat qui est naturellement celui d’une intellectuelle engagée dans la cité. J’ai cru qu’en entrant en politique, j’allais réussir, avec un tant soit peu d’efficacité, à faire avancer un peu la société. A lutter mieux encore que je ne le faisais jusque-là contre les discriminations.
Eh bien, même pas ! Rien à faire ! Telle qu’elle est menée par certains, l’action politique se résume à des palabres, à des promesses sans lendemain, et à pas mal de je-m’en-foutisme. Ce qui rend – j’y insiste, parce que je ne cède pas à la tentation populiste – ce qui rend, dis-je, plus estimables encore les politiciens encore capables de croire à quelques principes et valeurs, qui n’utilisent pas les mots de « République » ou de « républicain » pour cacher la misère de leurs propos et leur manque d’engagement. Ceux qui ont ne serait-ce qu’un brin de courage finissent par devenir mes héros. Ils ne sont pas légion, mais quand ils existent – et Dieu merci ils existent – je les adore !
Le droit et ses abus
Mercredi dernier, nous débattions en séance d’un projet de loi relatif à la politique de la ville. Un débat crucial, nécessaire, spécialement lorsqu’on connaît l’échec auquel ont abouti les différents projets qui ont précédé et la permanence des inégalités qui frappent les quartiers populaires, ceux-là mêmes que nous appelions autrefois « les banlieues ». Le projet de loi examiné, porté par François Lamy, ministre délégué chargé de la ville, marquait d’indéniables avancées. Il introduisait, entre autres, la démocratie participative dans ces territoires abandonnés, en vue de donner enfin à leurs habitants eux-mêmes les moyens de peser sur leur destin, et de prendre en main la gestion de leur cadre de vie.
J’eus l’audace – pour la deuxième fois mercredi dernier, comme on le verra – de tenter de faire passer un amendement pénalisant l’usage abusif, à fin discriminatoire, du droit de préemption dont jouissent nos maires. Il ne s’agissait en aucune façon d’une attaque de ce droit lui-même, ni d’une remise en cause des pouvoirs des maires. Le droit de préemption est un droit légitime : il permet de mettre en œuvre des projets utiles à la collectivité, ou de lutter contre une hausse inconsidérée des prix des terrains ou de l’immobilier dans certaines communes. Les maires l’exercent, dans l’écrasante majorité des cas, à bon escient et dans le respect de nos principes républicains.
Il arrive pourtant, heureusement rarement, que ce droit de préemption soit utilisé à des fins discriminatoires, notamment pour des motifs ethniques ou raciaux, lorsque l’acquéreur potentiel a un nom à consonance étrangère et que le maire entend bloquer l’accès à la propriété, dans sa commune, à des Arabes, à des Noirs, à des musulmans, ou à des gens du voyage.
Je ne citerai qu’un exemple qui, en son temps, défraya la chronique. Un couple d’origine maghrébine qui avait signé un compromis de vente en vue de l’acquisition d’un bien immobilier n’avait finalement pas pu conclure l’achat, le maire de la commune ayant exercé son droit de préemption de manière abusive. La Cour d’appel de Grenoble, à la suite de la plainte du couple, avait estimé qu’en raison de la consonance du nom des acheteurs, laissant supposer leur origine étrangère ou leur appartenance à l’islam, le maire avait commis une discrimination en les empêchant de devenir propriétaires d’un immeuble et de fixer librement le lieu de leur résidence. La Cour de cassation, dans sa conclusion, avait ensuite elle-même jugé que la volonté du maire d’évincer d’une vente des acquéreurs pour des raisons discriminatoires avait bien été démontrée, mais elle avait cassé le jugement de la Cour d’appel de Grenoble, relevant un vide juridique en la matière, notre droit, en l’état, ne permettant pas d’appliquer dans ces cas de préemption le texte qui punit le délit de discrimination.
L’amendement que j’ai défendu mercredi, déposé au nom du groupe écologiste du Sénat, visait seulement à combler ce vide juridique et à rendre impossibles – en les pénalisant clairement – de telles préemptions abusives. S’il avait été adopté, les maires auraient évidemment continué à préempter librement s’ils pouvaient se prévaloir d’un projet pouvant le justifier. Cet amendement, je l’avais d’ailleurs déjà présenté lors de l’examen du projet de loi pour l’accès au logement et pour un urbanisme rénové (ALUR). Cécile Duflot, ministre du Logement et de l’Egalité des territoires, lui avait alors apporté son soutien. Il n’en avait pas moins été recalé par les sénateurs.
Deuxième round
Mercredi, donc, si je puis dire, je remettais le couvert. François Lamy s’était rallié à cette initiative, désireux qu’il était, lui aussi, de mettre fin à cette discrimination insidieuse et peu connue du grand public. Cette fois-ci aussi, pourtant, la Commission des affaires économiques l’avait rejeté rien de moins qu’à l’unanimité, socialistes, communistes, centristes et UMP s’exprimant d’une seule voix. Cette deuxième bataille était donc pour le moins mal engagée.
Devons-nous en conclure que nos collègues, toutes tendances confondues, sont parfaitement indifférents aux pratiques discriminatoires qu’il s’agit en l’occurrence d’éradiquer? Sans doute pas. Quelques sénateurs socialistes se sont même courageusement déclarés, dans l’hémicycle, en faveur de l’adoption de cet amendement. Au centre aussi, une voix dissonante, et fort bienvenue, se fit entendre avec force. Mais elle était bien seule. Et mon amendement fut à nouveau durement recalé.
Le motif de ce rejet ? La défense des intérêts des maires… La peur irraisonnée qu’on vienne limiter leurs prérogatives, alors qu’il ne s’agissait nullement de cela. Tant qu’à avoir le pouvoir, autant l’avoir entier, pas vrai ? Un maire doit pouvoir faire ce qu’il veut, sans entrave superflue. Il faut dire que des maires, il y en a pas mal qui siègent au Sénat. Dans ce cas-là comme dans d’autres, on perçoit d’autant mieux la pertinence du projet de loi sur l’interdiction du cumul.
« Si vous étiez maire… », m’a lancé un de mes collègues désireux de délégitimer mon discours. Eh bien justement, non, je ne suis pas maire. Et des sénateurs qui ne seraient que sénateurs n’auraient sûrement pas agi de cette manière-là. Porter les deux casquettes semble parfois les inciter à oublier l’intérêt du citoyen… au profit du leur ! Surtout à quelques semaines d’élections municipales où les uns et les autres, aussi bien à droite qu’à gauche, remettent en jeu leur avenir local. Ce n’était vraiment pas le moment de les asticoter avec ces histoires de discriminations ! Et tant pis pour les discriminés.
Des discriminations méritées !
Le débat fut d’une tenue que l’on dira, par euphémisme, inégale. Un sénateur argua ainsi du fait que que lorsqu’il était adolescent, il avait « le sentiment de faire l’objet de discriminations de la part de certains professeurs tout simplement parce qu’ils ne [lui] mettaient pas de bonnes notes. » (sic). « C’est sans doute que je ne les méritais pas… », ajoutait-il tout de même. Mais pour poursuivre aussitôt : « Aujourd’hui, si le maire exerce son droit de préemption sur un terrain que je possède, je pourrai toujours arguer que je fais l’objet d’une mesure discriminatoire parce que j’ai eu avec lui une altercation quelques semaines auparavant… » (re-sic). En voilà un qui sait vraiment ce que discrimination veut dire.
Une sénatrice – socialiste -, quant à elle, ne fit pas beaucoup plus dans la dentelle : « Il peut aussi arriver que l’on soit amené à préempter pour de très bonnes raisons des terrains dont les propriétaires se trouvent avoir des noms à consonance étrangère, laissant présumer qu’ils sont originaires d’un pays musulman : j’ai été ainsi confrontée au cas de marchands de sommeil possédant des terrains qui ont été préemptés afin de préserver l’intérêt général » (re-re-sic). La dame nous assurait n’être pas raciste, et je la crois. Mais depuis quand les marchands de sommeil ont-ils besoin de construire sur ces terrains achetés à prix d’or, quand ils entassent leurs immigrés sans logement dans des hôtels insalubres, dans des hangars ou dans des caves?
Voilà pourtant ce qu’il nous a fallu entendre. Je vous le dis, chers amis élus, je me le dis aussi, si nous ne sommes pas aimés par le peuple, il y a bien quelques raisons… Ainsi lorsque nous défendons avec les plus éhontés des arguments nos petits intérêts. Quitte à laisser discriminer. Et à fermer les yeux sur des atteintes graves à nos principes.
Admettre l’inadmissible
Fort heureusement, le ministre Lamy fut à la hauteur. Il savait que l’affaire était perdue, mais il s’est bien battu. Il y mit du bon sens et de la conviction, soucieux qu’il était, tout simplement, de l’intérêt des citoyens. Il y mit, surtout, de la clarté : « Ce n’est pas le droit de préemption qui est remis en cause par cet amendement, c’est uniquement son utilisation à des fins discriminatoires. Je ne parviens pas penser qu’un élu de la République admette qu’un maire agissant de la sorte puisse ne pas être sanctionné. »
Eh bien oui, Monsieur le Ministre, un élu de la République l’admet facilement lorsqu’il s’agit de protéger son pré carré, même lorsqu’il n’est pas raciste, même lorsqu’il est socialiste, quitte à aller à l’encontre de l’avis de son Ministre, lui-même socialiste, et qui, lui, et même s’il a été onze ans maire, ne l’admet pas.
Circulez, il n’y a rien à voir… Car c’est toujours la même histoire: le pouvoir vous fait tout admettre, même le ridicule et l’inadmissible.
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