En 2003, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, instaurait le délit de racolage, y compris passif, passible de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. Il s’agissait de répondre aux plaintes des riverains en matière de nuisances et de troubles de l’ordre public, et de lutter avec une efficacité présumée accrue contre les réseaux de proxénétisme. Dix ans plus tard, l’objectif de notre Ministre des Droits des Femmes, comme elle le déclarait dans Le Parisien du 16 mars, « est bien de lutter contre la prostitution qui est une violence faite aux femmes ». Et c’est cette fois la pénalisation du client qui est présentée par la Ministre comme « une piste de réflexion ».
Pénaliser pour abolir ?
Sans doute la Ministre soutient-elle à juste titre que l’abolitionnisme fait consensus au sein des parlementaires. En 2011, les députés ont voté à l’unanimité une résolution réaffirmant cette position. Reste qu’une résolution n’est pas une loi. Son vote avait été précédé d’une mission d’information sur la prostitution en France conduite par deux députés, Danielle Bousquet et Guy Geoffroy. Et le rapport qui en est résulté est devenu le travail de référence des député(e)s qui ont entrepris l’élaboration d’une grande loi sur la prostitution.
Lors de la publication des conclusions de cette mission, sur les trente préconisations présentées, une seule avait été retenue par la plupart des commentateurs : la pénalisation du client. L’idée avait été dénigrée par certains comme l’expression d’une pudibonderie exacerbée marquant la volonté de restaurer un ordre moral. Le principe ? Une gestion de la sexualité et de la liberté des corps par l’Etat, pour le bien des femmes, dans l’intention de les sortir de l’esclavage auquel les réduisent la prostitution et les acheteurs de services sexuels, tous masculins.
La prostitution est pourtant un phénomène complexe et polymorphe. Elle n’est pas toujours pratiquée sous la contrainte. Et elle concerne aussi, dans une moindre mesure, des prostitués hommes hétéros, gays et transgenres/transexuel(le)s. Des femmes, toujours en petit nombre, ont de plus en plus recours à l’achat de services sexuels. Ce qui suffit à faire tomber l’argument selon lequel la prostitution serait seulement ou par essence une exploitation de la femme par l’homme et une violence faite aux femmes.
La loi de 2003 : inefficace et néfaste
La question de la pénalisation des clients peut et doit être posée. Nous n’en sommes pourtant pas là. L’urgence, en ce dixième anniversaire de son instauration, est l’abrogation du délit de racolage dont les effets néfastes ont été soulignés par différents rapports. Y compris celui de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), remis à la Ministre le 18 décembre 2012, qui montre comment la loi de 2003 a contribué à la dégradation de l’état de santé des personnes prostituées et des conditions d’exercice de leur activité, sans renforcer l’efficacité de la lutte contre les réseaux de proxénétisme.
Selon les chiffres transmis par le Ministère de la Justice, concernant la région parisienne, le nombre d’affaires poursuivables pour racolage était de 1 030 en 2003, de 1 527 en 2006, puis a baissé jusqu’à 815 en 2011. En revanche, les infractions de proxénétisme non aggravé, elles, font l’objet d’un nombre de condamnations stable depuis 1995, à plus ou moins 400. Et selon les données du Ministère de l’Intérieur, l’augmentation de l’activité des services de police et de gendarmerie contre le proxénétisme s’était déjà manifestée en 2002, à savoir avant l’application de la loi sur le délit de racolage.
Cette loi n’a pas aidé au démantèlement des réseaux. Elle a bien plutôt aggravé la relégation et l’isolement des personnes prostituées en raison de la clandestinité qu’elle a induite. Elle les a rendues plus vulnérables face aux violences. Sans compter l’exposition aux risques de contamination (VIH, hépatite, maladies sexuellement transmissibles) et le développement de pathologies de la précarité. Sans compter, enfin, la stigmatisation aggravée des personnes concernées dont cette loi fait, en réalité, des hors-la-loi. Autre conséquence de cette disposition : la croissance de la prostitution en intérieur, dans des appartements, hôtels, bars, salons de massage, ou via Internet, qui est un facteur supplémentaire d’isolement et donc de vulnérabilité, et qui éloigne les prostitué(e)s du mode d’intervention des associations.
La liste est longue des effets pervers de la loi du 18 mars 2003. Et l’on peut craindre que la pénalisation des clients ait les mêmes. Un rapport onusien de juillet 2012, « Risques, droits et santé », le souligne. L’abolitionnisme a montré ses limites. Même en Suède, et malgré les déclarations triomphalistes des autorités de ce pays sur la disparition de la prostitution de rue. La pénalisation du client y a abouti, au mieux, au basculement de la prostitution sur Internet et dans les villes avoisinantes d’Helsinki et de Copenhague, ou sur des bateaux, « bordels flottants », ainsi qu’on les appelle, puisque les voies fluviales ne sont pas soumises à la même réglementation que la rue. En Norvège, enfin, où le « modèle » suédois a été adopté, un récent rapport gouvernemental se montre peu convaincu de son succès.
L’abrogation, c’est maintenant !
Madame la Ministre, en tout état de cause, et quelles que puissent être par ailleurs les « pistes de réflexion » que chacun(e) explore, s’agissant de l’abrogation du délit de racolage, une chose est sûre : aucune tergiversation n’est plus tolérable. Tenons ensemble la promesse faite par François Hollande lors de son interview de Seronet le 19 mars 2012. Laissez les parlementaires œuvrer dans la liberté de leur conscience. Apportez-leur votre concours. Nous vous en savons capable.
La loi visant à l’abrogation du délit de racolage que j’ai déposée au nom du groupe écologiste du Sénat au début octobre 2012 figure à l’ordre du jour de la Haute Assemblée le 28 mars prochain, après maintes péripéties. Si elle est votée – et elle peut l’être -, faites ensuite tout ce qui est en votre pouvoir pour la soumettre sans délai au vote des députés. Ne jouez pas la montre pour la faire coïncider avec l’examen de votre grand projet à venir, que celui-ci inclue ou non la pénalisation de l’achat de services sexuels.
Principes abstraits, souffrances concrètes
Oui à une large loi favorisant l’insertion sociale et professionnelle des prostitué(e)s, l’amélioration de leur accès aux dispositifs de la couverture maladie universelle et de l’aide médicale d’Etat, l’amélioration de la prévention à destination des prostituées et des clients, la protection des prostitué(e)s contre les violences, la lutte contre la traite des êtres humains. Oui à une aide économique accrue aux étudiant(e)s pour leur éviter la prostitution occasionnelle. À la prévention de la prostitution mineure. Au soutien aux prostituées étrangères pour les sortir des réseaux. Au renforcement du rôle des associations avec une simplification du système de financement. À la suppression du proxénétisme de soutien qui fait de n’importe quel bailleur d’une chambre de bonne à une personne prostituée, un proxénète. Quant au reste, le temps du débat contradictoire viendra…
En août 2012, dans Le Nouvel Observateur, un collectif de féministes et d’intellectuels s’opposait vivement à toute politique de pénalisation des clients. « Au nom d’une conception abstraite de l’humanité, les ‘abolitionnistes’ veulent imposer à la société française leur choix idéologique. Mais qui peut s’ériger en juge dans ce domaine éminemment privé ? (…) Décréter illégal ce qu’on trouve immoral n’est pas un grand pas vers le Bien, c’est une dérive despotique », écrivaient-ils. Je n’ajouterai rien à cela. Juste ceci : au nom d’une conception abstraite de l’humanité, c’est bien souvent la souffrance concrète des femmes et des hommes concrets que l’on tolère ou que l’on provoque.
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