Les vœux du Président de la République pour 2013, d’un optimisme pondéré, teinté cependant d’une détermination un peu moins rose bonbon qu’à l’accoutumée (y figurait même le mot conviction, ce qui nous manque souvent en politique), appelaient à la solidarité. Si nous n’avons pas eu droit aux détails, en termes de programme politique, de ce qu’il entendait par là, François Hollande n’en a pas moins précisé que « l’État n’est pas le seul acteur ». Lionel Jospin, avant lui, avait déjà dit que « L’État ne peut pas tout ». Et l’on avait pu alors le lui reprocher, y voyant l’expression d’une forme de démission de l’État, justement. François Hollande s’est pour sa part montré plus prudent, invitant simplement d’autres « acteurs » à agir à ses côtés sur la scène de la sécurisation de l’emploi.
Les Français et leur culte de l’État
En cette période d’austérité et d’efforts supplémentaires demandés aux citoyens pour maîtriser la dette publique, l’État-Providence se dépouille néanmoins par là publiquement de ses atours traditionnels pour paraître affaibli dans ce rôle duquel les Français continuent en vain d’espérer tant. Un des paradoxes français est là, dans cette attente, devenue une quasi-croyance, alors même que, autre facette de ce paradoxe, la France est à la fois le pays de l’individualisme-roi et une terre de très riche vie associative. Comme si l’individualisme, réservé plutôt à la vie privée, touchait peu, ou moins, la vie publique.
Reste que, dans le contexte actuel, une solidarité se déployant exclusivement dans la sphère publique, associative notamment, ne suffit sans doute pas à combler le vide qui est en train de se créer avec l’affaiblissement d’un État-Providence qui ne s’assume désormais plus comme tel et dont la manne se raréfie. Nous avons été habitués de longue date à nous appuyer sur cet État, et sur son incarnation par excellence, le Président, de qui nous attendons charisme, générosité, détermination, efficacité immédiate et… conviction. Or ce Père-Président, providentiel et parfait, dont nous rêvons toujours, n’a plus les moyens de sa fonction (s’il les a jamais eus), parce que la machine qu’il est censé faire tourner ne fonctionne plus comme autrefois.
Si Nicolas Sarkozy était une sorte de Frère-Président, enfant d’une génération élevée aux gadgets électroniques rapides et d’efficacité instantanée et donnait encore l’illusion qu’il détenait tous les pouvoirs, ce qui a pu, un bref moment, rassurer les Français, notre Président actuel, lui, cherchant vaille que vaille à se couler dans un modèle mitterrandiste, davantage « vieille France », n’a pour l’instant que très imparfaitement répondu aux attentes de nos concitoyens, nostalgiques de la cadence de son prédécesseur et de son art de faire passer les malheurs pour des bonheurs… Rien là n’excuse certes absolument les « soubresauts » et les « contretemps » évoqués par François Hollande lui-même dans ses vœux télévisés. Et quoi qu’on en pense, la preuve que la France paraît avoir toujours besoin d’un homme fort est la popularité de Manuel Valls, excellent dans le rôle de père Fouettard, et dont les projets de lois et les décisions flattent indéniablement le conservatisme d’une bonne partie de la population et son penchant pour les coups musclés, qui la sécurisent.
Tous ensemble pour un effort national, banques, patrons et citoyens ?
Si l’État ne peut plus fonctionner à la Providence, ses dirigeants non plus. Le chômage, préoccupation majeure du moment, ne sera pas résolu seulement en légiférant, ou en lançant des oukases au patronat. Reste que ce dernier, petit ou grand, a bien le devoir de participer à l’effort national. Si, du moins, le mot de solidarité, justement employé par notre Président, a bien un sens : celui d’une coresponsabilité.
On peut être ou ne pas être d’accord avec le « pacte de compétitivité« . Celui-ci ne devrait en tout cas aucunement se muer en simple cadeau fait aux entreprises, sans embauches en contrepartie. De même, la formule des « contrats de génération », censée créer une solidarité entre les générations dans l’entreprise, à travers le recrutement de jeunes profitant du savoir-faire des seniors en place, et ce contre des allégements fiscaux, si elle n’est pas appliquée à bon escient, risque fort de se transformer en un nouveau privilège pour le patronat, et de provoquer, une fois de plus, la déception de ceux qui sont à la recherche d’un emploi. De même, encore, si les « emplois d’avenir », visant à l’insertion de jeunes de 16 à 25 ans peu ou pas qualifiés dans des emplois présentant une utilité sociale, environnementale, ou un fort potentiel de création d’emploi, relèvent eux aussi d’une politique de solidarité, pour laquelle l’État mais aussi le secteur non-marchand, notamment les associations et les collectivités, sont mises à contribution, il conviendra de veiller à ce qu’ils soient un peu plus qu’une goutte d’eau dans la mer.
Les banques et le secteur financier dans son ensemble sont eux aussi des « acteurs » de taille appelés à soutenir ces efforts de solidarité. Ils ne sauraient avoir la spéculation pour seul cap, puisque ce sont aux deniers des citoyens eux-mêmes que les premières, au moins, doivent leur survie. Le prix de leur audace incontrôlée a été payé aussi bien par les plus nantis que par ceux que le Président Hollande appelle « les plus fragiles ». En l’occurrence, si l’on ose dire, la solidarité a été celle des plus faibles au bénéfice des plus forts. Drôle de solidarité, sera-t-on tenté de dire, et non sans raison… Les Français attendent en retour, qu’ils soient petits patrons, petits emprunteurs, salariés modestes, qu’on leur renvoie la balle. Pour le moment, si j’ai bien suivi, les banques sont désormais de nouveau au faîte de leurs bénéfices, mais licencient. Le CAC 40 termine l’année en fanfare, sur un gain d’un peu plus de 15 %, 2012 étant sa première année de hausse depuis 2009. Où en est l’embauche dans les entreprises bénéficiaires ? On attend des chiffres, là aussi…
Réinventons la solidarité, oublions la « fraternité » seulement gravée dans le marbre
Nul doute qu’il serait fort utile d’enseigner aux enfants à l’école, dès leur plus jeune âge, le sens et les bienfaits de la solidarité. Encore faudrait-il créer les conditions objectives d’un apprentissage de l’empathie pour son semblable. Il ne s’agit pas ici de développer un nième et vain discours sur la charité. Mais de rappeler un des fondements de toute vie sociale, aujourd’hui singulièrement mis à mal. La technologie et les innovations modernes suscitent chez beaucoup, dans leur tête-à-tête continu avec les machines, une illusion de toute-puissance et d’autosuffisance. Tant que l’État était fort et riche, ou donnait l’impression de l’être, nous pouvions nous accommoder de cette situation, mais aujourd’hui, dans le cycle de crise où l’Occident est entré, la solidarité est bel et bien un pilier à rebâtir de toute urgence, si nous voulons que notre maison commune ait une chance de tenir debout. Chacun d’entre nous mesure le danger. Et d’abord les plus fragiles d’entre nous, et ce jusqu’au sein de l’unité familiale.
Comment remédier à cette situation trop souvent dramatique, si ce n’est en restaurant, aux tout premiers niveaux de notre vie sociale, cette solidarité dont nous avons oublié les bienfaits ? Dans certains pays moins fortunés que les nôtres, on voit très peu de sans-abris dans les rues. La famille récupère, protège ; elle pallie la faiblesse des pouvoirs publics. Lors de mon récent séjour à Istanbul, et même si la société turque connaît un changement profond qui la rapproche de nos « modèles » consuméristes et individualistes, on observe tout de même encore le fonctionnement de cette solidarité dans la sphère privée. La famille, les amis, les voisins sont encore capables de protéger quelque peu, pendant un temps, l’individu subissant les aléas de la vie, en l’absence même d’un système structuré et cohérent d’assistance et de soutien. Or beaucoup d’entre nous, aujourd’hui, en France, en sont réduits eux aussi à ne compter, si elle existe, que sur cette solidarité à réinventer.
À défaut de toujours pouvoir jouer pleinement le rôle qui était le sien dans les périodes plus fastes, l’État doit-il pour autant baisser les bras, se réfugier dans l’incantation, vaguement exhorter les « acteurs » à faire plus et mieux ? Certes non. Les principes qu’il invoque, il lui incombe de les créer et de créer les conditions de leur mise en œuvre. Pas seulement de les faire graver sur le fronton des mairies. Cette fameuse fraternité, troisième terme si facilement oublié de notre devise nationale, est tout de même le chemin le plus court pour accéder à cette valeur primordiale et nécessaire qu’est la solidarité.
L’agressivité et la violence au quotidien qui caractérisent de plus en plus nos rapports sociaux sont caractéristiques d’une société où l’homme est bel et bien devenu un loup pour l’homme. Ni les partis, ni les associations ne sont à eux seuls capables de changer cet état de fait, même s’ils sont initiés à l’action collective plus que le simple quidam. La solidarité interindividuelle, la solidarité familiale sont elles aussi indispensables. Mais pour secréter de l’empathie envers autrui, essence même de la solidarité, et ce à tous les niveaux, à l’hôpital, dans la rue, dans l’administration, envers les personnes âgées, les étrangers, les sans-papiers, les sans-abris, les démunis, les exploités, pour l’environnement et pour la planète (cette liste n’est pas exhaustive), notre société a aussi besoin d’exemples. Et là, l’État a un rôle essentiel à jouer.
Il doit être le premier à incarner les valeurs qu’il fait mine de prôner. Nos dirigeants, surtout nos technocrates du politique, lovés dans leurs bureaux, devant leurs écrans, qui fonctionnent au savoir élitiste acquis dans les machines qui les ont fabriqués, ces fameuses grandes écoles (un savoir qui ne les rend d’ailleurs même pas toujours capables de produire des projets de loi non censurables par le Conseil constitutionnel), sont les premiers à qui il est urgent d’enseigner le sens de la solidarité et l’empathie avec ceux qu’ils gouvernent. Le pouvoir socialiste a le devoir impératif de réduire cette distance avec le peuple qui les rend stériles et trop souvent inefficaces. Même les robots bien programmés se grippent et tournent au ralenti. L’humanisme et l’humanité ne sont pas de vains mots. Notre société s’est habituée à la consommation et à la croissance. Ces « valeurs » ont montré leurs limites. Inventons-en d’autres.