Notre ministre délégué chargé de la Ville, M. François Lamy, a lancé une concertation pour la réforme de la politique de la ville sous ce beau titre: «Quartiers engageons le changement».
Voilà donc que nos quartiers vont s’engager, tous seuls, enfin devenus des acteurs de plein droit! Bonne nouvelle! Et je suis bien d’accord: réformons les quartiers. Mais vides, tant qu’à faire, sans leurs habitants, ce sera beaucoup mieux. Pas de cités, pas de capuches, pas de bâtiments délabrés, pas de chômeurs, pas de trafics. Rien que des quartiers engageant eux-mêmes des réformes. L’idéal!
La mode est pourtant à la concertation. On se concerte sans arrêt: l’école, la démocratie territoriale, la prostitution, et bien sûr les quartiers. On écoute, on auditionne, on fait remplir de beaux questionnaires… Et puis après on fait ce qu’on veut ou ce qu’on peut. En gros ce qu’on avait plus ou moins décidé de faire avant de lancer la concertation. Les décideurs ont l’impression d’avoir agi démocratiquement, d’avoir adouci les effets de l’autoritarisme mou en vogue actuellement. Notre chère Ségolène avait vraiment bien fait, autrefois, de lancer son idée de démocratie participative.
Les quartiers soumis à la question
Donc, le ministère lance un questionnaire. Ou plutôt deux. Un pour les «habitants» et les «associations locales». Dix-huit questions, parfois déclinées en sous-questions, plus une rubrique «Exprimez-vous librement!» J’espère que les habitants et les assos ont du temps devant eux, de la patience, et le goût des topos écrits… Allons, ils peuvent bien répondre, ça les occupera.
Deuxième questionnaire : pour les «élus» et les «professionnels de la politique de la ville». Ça, c’est un questionnaire pour les spécialistes. Apparemment conçu par d’autres spécialistes, mais pas forcément de ceux qui sont allés salir leurs Weston dans les rues des cités. Ça sonne un peu techno (je veux dire: technocratique).
Moi, c’est vrai que je suis une élue de fraîche date. Mais je suis aussi prof de fac. Et j’ai eu du mal non seulement à comprendre certaines questions, mais surtout à saisir leur utilité. Je ne vous dis pas le jargon. La première, pas jargonneuse, elle, est superbe: «Qu’est-ce qui caractérise selon vous la pauvreté d’un territoire et les difficultés rencontrées par ses habitants?»
C’est quoi, la pauvreté ?
Citoyennes et citoyens, venez donc décrire votre pauvreté. On dirait qu’il n’y a pas de cours à l’ENA sur la pauvreté. Et que nos énarques, héritiers des beaux quartiers, ont bien besoin de savoir ce que c’est.
Cela dit, ils auraient déjà pu lire le rapport de 2012 de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (ONZUS). On y trouve pas mal de réponses. Dès les premières pages, on découvre ainsi que le taux de pauvreté est près de trois fois plus élevé dans les zones urbaines sensibles (ZUS) que hors de ces zones. Les « quartiers », ils se situent souvent dans ces zones, non ? Le même rapport indique que l’écart continue de s’y creuser, en matière de revenus, plus qu’à l’extérieur. Que le chômage s’y accroît. Et que le taux d’emploi y recule à 47,6%. Si on simplifiait notre langage, on dirait que plus de 50% des personnes dites actives ne travaillent pas. Franchement, ces gens-là devraient plutôt chercher un job que de regarder la télé.
Le taux de chômage des jeunes en ZUS reste à 40,4%, et par rapport à 2010, la situation se dégrade chez les 25 ans ou plus et plus particulièrement chez les 50 ans ou plus. En fait, à l’âge de travailler, les habitants de ces ZUS ne travaillent pas. Et ce n’est pas à la retraite qu’ils trouveront un boulot. Au vu de tels chiffres, on peut imaginer que certains, à part les petits et gros trafics, ne voient guère de débouchés.
Retour au questionnaire. Question d’une grande clarté, comme la question n° 2: «Faut-il privilégier une géographie contractuelle à une géographie réglementaire?». Pourriez-vous s’il vous plaît m’expliquer la chose, dans les commentaires de ce billet, ci-dessous, si vous l’avez comprise. Je suppose qu’il s’agit d’un langage codé en direction des élus locaux. Tout de même!
Et la confiance, on la restaure comment?
Autre question de haute volée, la n° 16: «Comment retrouver une relation de confiance entre la population, notamment les jeunes, et la police?»
Celle-là, j’avoue que je l’adore. Si j’étais M. Valls, je répondrais sans doute: «en augmentant les contrôles au faciès». Tant que la police continuera à contrôler les Noirs, les basanés et autres colorés, le plus souvent sans raison valable, la confiance ne se rétablira sûrement pas. Vous ne croyez pas? Fallait-il vraiment la poser, cette question?
Compte non tenu de la proposition de loi que j’ai déposée l’an dernier en vue d’obliger les policiers à remettre au contrôlé un récépissé, avec indication du motif du contrôle, malgré les témoignages des polices des pays qui ont adopté cette pratique, affirmant qu’elle y a clairement contribué au rétablissement, justement, de la confiance, et malgré les conclusions du Défenseur des droits qui vont dans le même sens, notre excellent ministre de l’Intérieur ne veut rien entendre à ce sujet.
Tiens, voilà une question à laquelle j’ai pu répondre facilement. Les jeunes de nos quartiers le feront encore mieux que moi. Mais les entendra-t-on? Les entendre obligerait, justement, à «engager le changement». Mais est-ce bien cela que l’on veut?
Et les réponses, on en fait quoi ?
J’aime beaucoup cette généreuse initiative de notre ministre de la Ville. Une fois les réponses triées par d’autres bureaucrates, et encore en espérant qu’il y ait assez de réponses, que fera-t-on des résultats ? Eh bien, cette question aussi, je sais y répondre. A l’avance, même. Parce que je suis en train de devenir experte en la matière.
On planchera doctement sur le petit échantillon de réponses reçues, on multipliera les réunions, on fera enfin, bien sûr, une grande journée de présentation à belle résonance médiatique. Et puis on continuera comme d’habitude à se plaindre de la délinquance dans les quartiers, et ces « salauds de pauvres » des banlieues continueront, à la faveur d’émeutes ici ou là, à nourrir nos infos et à se rappeler périodiquement à notre bon souvenir…
En passant, je voudrais dire à notre ministre de l’Intérieur que d’après le rapport de l’ONZUS, depuis 2006, la délinquance enregistrée en ZUS a diminué de plus de 20% dans les communes relevant de la compétence de la gendarmerie nationale et que les destructions et dégradations ont baissé là de près de 30%.
Serait-ce la police qui ne travaille pas bien ? Peut-être qu’en remplaçant la police par la gendarmerie, on obtiendrait de meilleurs résultats… Comme par hasard, la gendarmerie, elle, se livre beaucoup moins aux contrôles au faciès, en raison de sa proximité avec les habitants, y compris, comme on dit, lorsqu’ils sont «issus de l’immigration».
Après le mariage à deux vitesses, l’école à deux vitesses ?
Dans le questionnaire pour les élus et les pros, il y a aussi une question assez étrange, la n° 15: «Faut-il dans certains quartiers adapter la pédagogie et éventuellement le contenu de l’enseignement dans les établissements scolaires?». Je suppose que le technocrate qui l’a formulée ne s’est pas trop creusé la tête.
Maintenant que M. Hollande a, par un «lapsus» probablement hautement significatif, même s’il s’est vite repris, décrété le mariage à deux vitesses, un pour les hétéros et un autre pour les homos, l’auteur de la question n° 15 songe apparemment, lui, à une éducation à deux vitesses. L’une qui mènerait les bien-nés des beaux quartiers à Sciences Po, à l’Ecole Normale supérieure, à l’ENA, et dans les ministères… L’autre pour les gamins et gamines «à capuches», au rabais, dont le débouché privilégié sera le pôle emploi ou la prison. Qu’a-t-on besoin de leur enseigner Le Cid, à ces gosses, l’histoire de France, ou la Révolution américaine ? Vu ce qu’ils en font…
Toujours d’après le rapport de l’ONZUS le retard scolaire est au collège nettement plus fréquent pour les élèves résidant en ZUS que pour les collégiens habitant dans d’autres quartiers. Ils sont deux fois moins nombreux en 1re générale et s’orientent plutôt vers les filières professionnelles, quel que soit le sexe considéré. On fait de fabuleuses carrières dans ces filières. Rien à dire.
Entendre l’appel des banlieues
Monsieur le ministre, lisez donc les bons rapports, ne vous embarrassez pas de tant de questionnaires. Pour aider ces jeunes des quartiers, il est surtout urgent d’avoir de l’imagination. De trouver des solutions nouvelles. Pour les former à des métiers d’avenir, pour les aider à continuer leurs études en leur octroyant des bourses à la fois assez nombreuses et assez dotées, pour les encourager à étudier comme les autres, les mêmes matières, mais avec plus de soutien.
Allez un peu plus souvent dans nos quartiers, voir sur place ce qu’on peut faire, vous inspirer des belles et fructueuses expériences tentées par les femmes et les hommes de bonne volonté qui vivent là. Assez de ces formulaires stériles.
Pourquoi avez-vous donc décliné l’invitation que « Le Pari(s) du Vivre-Ensemble » vous avait lancée ? Deux jours de débats citoyens, les 30 novembre et le 1er décembre, au Palais du Luxembourg, sur ce que les gens font, ont l’audace de tenter et de réussir sur le terrain. Vous n’en serez pas. Vous ne serez pas non plus représenté. Fort heureusement d’autres ministres viendront eux (Cécile Duflot, par exemple), ou enverront des membres de leur cabinet.
Dommage, vraiment. Les quartiers seront là, au cœur de la République. Les habitants, les acteurs sociaux, les associations, les élus, les artistes. C’était une belle occasion de les entendre, de les écouter. De mettre un moment vos questionnaires entre parenthèses et de vous frotter à toute cette vie, à la fois dure et riche d’espérances. Ils vous attendent, ils veulent vous parler. La politique de la ville en mode safe ressemble à la conversation mondaine en boudoir.
Je m’adresse à tous nos responsables. La France « d’en bas » ne supportera pas indéfiniment nos manies de concertation théorique, nos commissions, nos groupes d’études. Assez de la faire attendre. Cette France-là veut du concret. Regardons-la en face et pas de travers. A procéder de la sorte, les quartiers continueront leur descente. Probablement sans faire de bruit. Sans plus d’émeutes, peut-être, allez savoir. Mais pour devenir une nation dans la nation, repliée dans sa rancœur. Cette jeunesse, pourtant, nous est indispensable, comme sa rage de gagner. L’énergie est là-bas, et pas dans les futiles bavardages.
Voilà. Comme le recommande le questionnaire, je me suis « exprimée librement » ! Rendez-vous vendredi 30 novembre.
Le Huffington Post est partenaire des deux journées de débats citoyens « Dans les quartiers, l’égalité c’est maintenant ! », qui se tiendront les 30 novembre et 1er décembre 2012, au Palais du Luxembourg, Paris VIe, dans le cadre de l’édition 2012 du Pari(s) du Vivre-Ensemble. Pour découvrir le programme, les détails pratiques, et pour s’inscrire, cliquer ici.