Vu du Sénat #10: Si vous n’avez pas de pain, vous avez au moins des commémorations…

Publication: 29/10/2012

FRANCE-ALGÉRIE – C’est bien connu, depuis un certain nombre d’années, notre pays bat tous les records de commémorations. A défaut de regarder l’avenir, nous nous consolons avec un passé que nous parons d’atours le plus souvent empruntés.

Caractéristique de tous les nationalismes, ce genre de plongée en arrière tend à donner sens au présent, surtout en temps de crise. Il se révèle en même temps parfois acrobatique, en l’occurrence lorsque les eaux où l’on plonge sont un peu troubles.

L’histoire est en effet ce qu’elle est, loin d’être immaculée, à la différence de ce que certains voudraient.

Manie commémorative

Il ne faut pas confondre, pourtant, manie commémorative et reconnaissance par l’Etat d’un évènement tragique dont il porte la responsabilité. Même si cette reconnaissance, une fois faite, tourne vite au devoir de mémoire. Personnellement, je n’aime pas trop les devoirs imposés, et s’agissant de la mémoire, je préfère, à l’instar de Paul Ricoeur, le travail au devoir.

Je vais sans doute encore me faire taper sur les doigts. Mais, franchement, je ne crois pas qu’aucun devoir de mémoire ait jamais eu le pouvoir d’empêcher que les tragédies se répètent. Le travail de mémoire, lui, est l’acte, en perpétuel devenir, d’une collectivité sans frontières. Contrairement au devoir de mémoire qui peut facilement enfermer un groupe dans la remémoration de sa propre souffrance et dans l’oubli des souffrances des autres.

Avant quelque devoir ou travail que ce soit, en tout état de cause, il faut qu’il y ait reconnaissance.

C’est ainsi que, pendant des années, des décennies, les descendants d’immigrés algériens se sont battus pour que la répression féroce que les leurs ont subie le 17 octobre 1961 et la responsabilité de la République dans les assassinats de cette funeste nuit soient enfin reconnues. Il fallait bien une sépulture symbolique pour ceux qui avaient été jetés dans la Seine, dont les cadavres remontèrent des jours après, et aussi pour tous les autres, ceux dont on n’entendrait plus jamais parler. L’écoulement du temps n’a pas mis fin au deuil de ceux qui ont perdu alors des parents ou des amis. En reconnaissant sa responsabilité, l’Etat seul pouvait donner aux endeuillés comme une autorisation de tourner la page.

Les propositions de loi ou de résolution poursuivant cet objectif, au Sénat, n’ont pas manqué dans le passé. J’ai moi-même déposé un texte de ce genre au nom du groupe écologiste. Mais les petits groupes politiques n’ont guère d’espace -de « niches », comme l’on dit-, dans l’année, pour s’exprimer. Cette fois, ce sont donc les communistes qui ont repris le flambeau, en soumettant leur propre proposition de résolution à l’examen et au vote de leurs collègues. Un acte éminemment symbolique, puisqu’il ne s’agit pas, ici, de loi. Mais il le fallait bien et il suffisait que cet abcès historique soit percé.

17 octobre, une date historique

Le 17 octobre 2012, le Président de la République a lui-même fait une déclaration reconnaissant, cinquante-et-un an après, la répression sanglante des manifestants algériens du 17 octobre 1961.

A côté des hommes, cette manifestation avait rassemblé de nombreuses femmes. La Fédération de France du FLN avait édicté de strictes consignes de discipline pour éviter tout débordement. Il s’agissait avant tout de faire prendre conscience à la population des assassinats, des enlèvements, du harcèlement sans pitié et sans relâche dont les travailleurs algériens étaient la cible en France. A quoi, depuis le 6 octobre, un décret du préfet de police ajoutait l’interdiction, aux seuls Algériens, de sortir après 20h dans la région parisienne.
Ce préfet n’était autre que Maurice Papon, celui-là même qui, entre juillet 1942 et juin 1944, avait déporté de Bordeaux à Drancy 1600 Juifs assassinés ensuite à Auschwitz. De ce passé du personnage, jugé non coupable après la guerre, on n’avait sans doute pas alors une claire conscience. Reste que c’est lui qui, ajoutant un méfait à un autre, avait organisé cette véritable guerre contre les immigrés algériens, avec l’appui du Premier ministre de l’époque, Michel Debré.

Plusieurs raisons concoururent à l’oubli de cette tragédie. Et comme c’est souvent le cas en politique, on assista en l’occurrence à la convergence de volontés différentes, celle de l’Etat français, bien-sûr, mais aussi celles de la gauche institutionnelle et des premiers gouvernants de l’Algérie indépendante. Tous avaient intérêt au silence. A cette chape de plomb qui s’abattit, montrant dans quels abîmes de cruauté, de lâcheté ou d’aveuglement volontaire le racisme, la répression et la guerre font sombrer les nations. Rares sont les héros, et surtout tardivement reconnus. Et trop facilement oubliées les victimes obscures.

La reconnaissance officielle -par François Hollande et par le Sénat- de ces crimes commis par la République n’est qu’un premier pas. Il reste maintenant à exhumer, dans sa complexité même, la vérité historique. Dire que nous ne connaissons même pas encore le nombre exact des morts et des blessés. Il est grand temps d’ouvrir sans restriction les archives publiques encore disponibles ou qui n’ont pas été détruites ou expurgées. Pas de travail de mémoire sans écriture de l’histoire. Une histoire qui ne doit pas se faire dans les travées des assemblées, mais qui doit être l’œuvre des historiens.

19 mars, une date polémique

Je vous le dis, une autre commémoration nous pend au nez. Le Sénat a commencé d’examiner, le 25 octobre, une proposition de loi, portée par le groupe socialiste, sur l’instauration du 19 mars comme « journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc ». Elle n’a pas pu être votée, faute de temps, mais ce vote ne tardera pas. Ce sera chose faite avant la fin du mois.

Une proposition de loi fort problématique dont on aurait pu se passer et qui ne manque pas de diviser. Au printemps, j’ai bataillé dur contre ce projet. Hélas, sorti par la porte, il nous est rentré par la fenêtre.

Quel besoin avait-on, en ces temps difficiles, de provoquer une nouvelle polémique? Certes, l’idée est fortement appuyée par la Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie, de Tunisie et du Maroc (FNACA), qui compterait, nous dit-on, un peu plus de 350.000 adhérents, et qui se bat dans ce sens depuis 1971. François Hollande -le candidat- avait promis cette journée mémorielle à la FNACA. Et voici que les socialistes en défendent le principe, y compris ceux que jusqu’ici elle faisait grincer des dents.

On commémorera donc le même jour la fin de la guerre d’Algérie, des combats en Tunisie et au Maroc. Or, le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu en Algérie, au lendemain de la signature des accords d’Evian, la Tunisie et le Maroc sont déjà indépendants. De surcroît, en Algérie même, les tueries ne cessent pas pour autant. Les harkis en payent le prix fort.

A vrai dire, plusieurs dates commémorent déjà la guerre d’Algérie: le 16 octobre, qui a la préférence d’une partie des milieux anciens combattants, le 5 décembre, revendiqué par des associations d’anciens combattants dont le nombre d’adhérents s’élèverait à plus d’un million, auxquelles viennent s’ajouter celles de harkis et de rapatriés.

Avec le 19 mars, trois dates, donc, pour une même guerre, longtemps traitée d' »évènements ». Imaginons un instant qu’on célèbre la prise de la Bastille à trois dates différentes. Ou l’armistice de 1918… Nos élèves retiennent à peine celle du 14 juillet, vous voulez encore leur en imposer d’autres? Pitié pour eux et pour nous!

Encore une fois, quand les historiens ne s’arrêtent pas sur une date unique et précise, c’est donc la FNACA et les parlementaires qui vont le faire. Drôle de temps tout de même. Avec de telles pratiques, les historiens vont devoir s’inscrire au chômage…

Les parlementaires-potiches sont las!

Moi, je ne voulais pas de cette énième loi mémorielle. J’avais envisagé de m’abstenir (au moins), dans l’idée de ne pas heurter mes amis socialistes. On m’a gentiment fait comprendre qu’il vaudrait mieux voter pour. Comme ma voix, au fond, ne sert à rien, et que manifestement elle ne compte guère, j’ai décidé de ne pas mettre les pieds, le jour du vote, dans l’hémicycle.

Comme c’est l’exécutif qui, de plus en plus, et de toute façon, fait la loi, empiétant allègrement sur les plates bandes du pouvoir législatif, à quand le renvoi des parlementaires chez eux, avec leur solde, je l’espère, pour couler des jours heureux en cultivant leur jardin?

Ce jour n’est peut-être pas loin. Nous passerons au Sénat de temps en temps pour déjeuner…

 

Sur le site du Huffington Post :

http://www.huffingtonpost.fr/esther-benbassa/commemoration-guerre-algerie_b_2037263.html