Turquie: le régime se transforme méthodiquement en dictature (Mediapart, 12 décembre 2016)

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PAR MATHIEU MAGNAUDEIX

Jeudi 8 et vendredi 9 décembre, trois parlementaires écologistes, les députés Cécile Duflot, Sergio Coronado et la sénatrice Esther Benbassa sont partis en Turquie à la rencontre de la société civile. Le Quai d’Orsay a d’abord rechigné – mieux vaut ne pas froisser Erdogan – avant de donner son feu vert à l’initiative. J’ai pu assister à toutes les rencontres. Quelques interlocuteurs ont requis l’anonymat par peur des représailles du pouvoir. L’intégralité des coûts de mon voyage a été prise en charge par Mediapart.

« Depuis la tentative ratée de coup d’État du 15 juillet, la Turquie vit au rythme des purges, des arrestations, de l’arbitraire. La lutte contre le terrorisme justifie tous les abus. Le pays de Recep Tayyip Erdogan est en train de se transformer en dictature. Récits de la répression quotidienne.

Istanbul et Ankara, de notre envoyé spécial. –  Les policiers ont débarqué à 6 h 30 du matin et ils ont tout fouillé. L’ordinateur portable bien sûr, passé au crible. Les sous-vêtements, retournés. C’était le 31 octobre. Aydin Engin, 75 ans, ancien rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, s’est retrouvé à l’isolement. Aujourd’hui, il arrive à en sourire. « C’était assez relaxant : il n’y avait pas le téléphone pour m’embêter… » Au cinquième jour, un procureur lui a rendu visite. « Il m’a posé 47 questions. Toutes plus ridicules et absurdes les unes que les autres. »

Engin peut aujourd’hui savourer son thé dans l’impressionnant bureau des patrons du journal, où trônent les photos sépia des anciens directeurs et des portraits du fondateur de la République, Kemal Atatürk : il a été relâché à cause de son âge. Mais dix journalistes et deux avocats du journal sont toujours en prison. Accusés d’appartenance à une entreprise « terroriste », ils ne se sont toujours pas vu notifier les faits qui leur sont reprochés. « Ils veulent nous faire taire », dit Engin. Le patron du journal, Akin Atalay, a été arrêté le 11 novembre, à son retour d’Europe. Son ancien rédacteur en chef, Can Dündar, est en exil en Allemagne : il a été menacé en direct à la télévision par le président Recep Tayyip Erdogan pour avoir révélé des livraisons d’armes des renseignements turcs aux rebelles syriens. Il risque la prison à vie.

Cumhuriyet n’est pas quelque obscur organe de propagande. Fondé en 1924 par un proche d’Atatürk, la « République » est même le plus vieux journal du pays, le quotidien de référence. Il défend la liberté d’expression, une société laïque et a publié ces dernières années des scoops gênants pour le pouvoir. Au cours de son histoire, plusieurs de ses collaborateurs ont été assassinés, comme Ugur Mumcu, tué en 1993 par des fondamentalistes.Mais en près de cent ans d’existence, le quotidien n’avait pas connu une telle répression. Les journalistes se lèvent le matin en sachant qu’ils sont en liberté surveillée.« Désormais, tout est possible », dit Özgür Mumcu, le fils d’Ugur, célèbre chroniqueur qui se sait écouté et espionné.

Entre 140 et 160 journalistes sont aujourd’hui emprisonnés en Turquie. Au moins 150 médias ont été fermés, une bonne partie en langue kurde. Depuis la tentative de coup d’État ratée du 15 juillet, la Turquie a basculé. Les attentats meurtriers se succèdent, attribués au Parti des travailleurs kurdes (PKK) ou à l’autoproclamé État islamique – le dernier en date, ce samedi à Istanbul, revendiqué par une organisation proche du PKK a fait 38 morts, dont de nombreux policiers, et une centaine de blessés.

En même temps qu’il combat le Parti des travailleurs kurdes (PKK) dans le sud-est du pays, mais aussi la confrérie du prédicateur Fethullah Gülen accusée d’avoir fomenté le putsch, le président Recep Tayyip Erdogan a lancé une répression aveugle contre tous ceux qui le contestent. Désormais allié à l’extrême droite, il gouverne à coup de décrets-lois et s’apprête à faire voter une Constitution qui élargit considérablement les pouvoirs du président. La Turquie est toujours membre du Conseil de l’Europe et de la Convention européenne des droits de l’homme. Officiellement, elle reste candidate à l’entrée dans l’Union européenne. Mais en pratique, elle est en train de devenir une dictature où, sous le prétexte de l’état d’urgence, le droit est aboli et l’arbitraire règne.

En Europe, de nombreux dirigeants détournent les yeux. Ou se contentent de timides critiques, pour ne pas froisser un pays à qui l’Union européenne a sous-traité au printemps dernier la gestion des flux de migrants. La semaine dernière, trois parlementaires écologistes – les députés Cécile Duflot et Sergio Coronado, la sénatrice Esther Benbassa – sont venus rencontrer à Istanbul et Ankara une trentaine de militants, élus, défenseurs des droits de l’homme turcs. J’ai pu assister à l’intégralité de ces échanges, qui témoignent d’une répression impressionnante. « On ne respire plus. Les droits de l’homme sont foulés aux pieds », résume l’avocat et député Mahmut Tanal, sous le coup de huit poursuites judiciaires pour des motifs absolument farfelus.

Lui et ses collègues du CHP, le vieux parti laïque d’Atatürk aujourd’hui dans l’opposition, tiennent les comptes. Selon les données publiques qu’ils ont compilées, 98 000 fonctionnaires ont été renvoyés depuis cet été dans l’armée, la justice, l’éducation nationale, le ministère de la santé… et même la loterie nationale. « Ils se sont fait saisir leurs biens. Ils ont été transformés en morts civils », explique la députée Senal Sarihan, vice-présidente de la commission d’enquête sur les droits de l’homme. D’autres ont été mis à pied et ne touchent qu’une partie de leurs salaires. Près de 700 entreprises privées ont été saisies. […]

 

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