Tribune – La recherche française n’est pas un petit village gaulois

Par Esther Benbassa, directrice d’études émérite à l’EPHE (Université PSL), sénatrice écologiste de Paris et Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’EPHE (Université PSL).

Il est heureux que le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur ne soit pas un univers de conformisme béat, car il vit des confrontations intellectuelles. Vouloir y mettre bon ordre, c’est étouffer cette vie-là.

Antoine Petit, président du CNRS et Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, en février 2019. (Denis Allard/Libération)

Qu’est-ce donc qu’un «islamo-gauchiste» ? Un mauvais républicain, un Français qui n’aime pas son pays et qui pourrait lui nuire. Pire, même. Un ami des terroristes. Rien de moins. La rengaine est ancienne. Et l’on se souvient de l’avoir entendue en maintes circonstances. Ainsi, après la marche du 10 novembre 2019 contre l’«islamophobie», quand les manifestants ont été accusés de se compromettre avec l’islamisme politique et ont été marqués au fer de cette insulte commode.

Pierre-André Taguieff avait forgé le concept au temps de la seconde intifada : il mettait alors l’accent sur l’antisionisme radical de certaines mouvances d’extrême gauche. Depuis, il a beaucoup servi. Trop. Même son inventeur «déplore que le terme soit mis à toutes les sauces depuis une dizaine d’années». De fait, dans la bouche des ministres Blanquer, Darmanin et Vidal, on ne sait plus trop ce qu’«islamo-gauchisme» veut dire. On ne sait qu’une chose : après la décapitation sauvage de l’enseignant Samuel Paty, avec l’émergence des projets de loi «sécurité globale» et encore plus «séparatisme», la confusion n’a fait que croître. On met de l’islam partout.

Emmanuel Macron est déjà dans la course à la présidentielle, et à défaut de réussir à séduire à sa gauche, il essaye de grappiller ainsi des voix à droite et à l’extrême droite, cette dernière n’ayant jamais cessé de se focaliser contre l’immigration et l’islam – et contre les intellectuels.

La ministre Vidal agite à nouveau le hochet. L’islamo-gauchisme gangrènerait les facultés… Elle lance une enquête. Hélas, le «crime» pâtit d’une définition si vague et si englobante qu’il faudra le débusquer partout. Etudes féministes, études de genre, études LGBTQI, études décoloniales, études intersectionnelles… Mais aussi, bien sûr, histoire coloniale, histoire de l’esclavage, histoire et sociologie des minorités et des racismes… En fait, ce sont ici quasiment toutes les sciences humaines et sociales qui sont susceptibles d’être épluchées. Et peut-être censurées ?

Ignorance

Une grande ignorance au service de mauvaises intentions. Rappelons d’abord à la ministre que les chercheurs qui, en France, travaillent sur ces sujets qui lui semblent si suspects, ont mis beaucoup de temps à trouver un poste chez nous et qu’ils sont encore peu nombreux. Certains y ont été initiés lors de séjours dans des universités nord-américaines. Et si l’on peut bien pointer, outre-Atlantique, des dérives et certains excès, il n’est pas interdit d’espérer qu’instruit par l’exemple, on s’en gardera mieux chez nous.

Demander au CNRS de lancer une enquête pour distinguer ce qui relève de la «recherche académique» et du «militantisme» est un piège que la ministre s’est tendu à elle-même. Les présidents d’universités ont réagi vivement et sans délai. Le CNRS, après trois jours de silence, a déclaré que l’«islamo-gauchisme» «ne correspond à aucune réalité scientifique». Et le 20 février, plus de 600 enseignants-chercheurs ont finalement demandé, à raison, dans le Monde, la démission de Frédérique Vidal.

Les chercheurs ne sont pas des chroniqueurs, ils ne sont pas là pour débattre à longueur d’émission sur les plateaux télé. Ils peuvent certes avoir à l’extérieur une activité militante, mais quand ils font de la science, ils savent s’appliquer à eux-mêmes les principes éthiques qui régissent leur discipline. Les universités sont autonomes et doivent le rester. Les mécanismes de régulation internes ne manquent pas. Et surtout la recherche française ne se déploie pas dans un bocal. Elle est intégrée à un immense réseau international où jouent pleinement influences réciproques, échanges, débats critiques. Elle ne manque pas, pour cette raison même, de garde-fous.

Audaces et défis improbables

Ce n’est pas d’hier que la droite (LR) rêve de rogner les libertés académiques. Rappelons-nous l’amendement de la sénatrice Laure Darcos débattu et voté à une heure avancée de la nuit au Sénat, à la faveur de l’examen du projet de loi de la programmation de la recherche (LPR), qui demandait que «les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République». L’Assemblée nationale l’a heureusement rectifié. Il réaffirme désormais la liberté d’expression et la pleine indépendance des enseignants-chercheurs. Où est donc, aujourd’hui, la différence entre la droite la plus réactionnaire et certains membres du gouvernement ? Est-ce donc la Pologne et la Hongrie qui nous servent d’exemples ?

La recherche française n’est pas un petit village gaulois qu’il faudrait protéger des menaces d’on ne sait quel envahisseur. Et Frédérique Vidal ne gagne rien à jouer les Abraracourcix. Elle se ridiculise aux yeux du monde sans frontières de la pensée critique. Plus grave encore, elle nous ridiculise nous, chercheurs et enseignants français, aux yeux de nos collègues étrangers. Il est heureux que l’univers de la recherche et de l’enseignement supérieur ne soit pas un univers de plate obéissance et de conformisme béat. Il vit d’audaces, d’aventures, de défis improbables, et de confrontations intellectuelles. Vouloir, de l’extérieur, y mettre bon ordre, c’est étouffer cette vie-là.

Du pouvoir politique, la recherche et l’enseignement supérieur n’attendent que ceci : des financements constants et à la hauteur des besoins, des postes frais et stables pour toute une génération de jeunes chercheurs jusqu’ici trop souvent sacrifiés, précarisés ou contraints à l’exil, et pour nos étudiants, des conditions d’études et de vie au moins décentes. L’enthousiasme est le moteur de l’apprentissage et de la recherche. Sous la chappe du soupçon permanent et du contrôle, il ne peut que s’étioler.

Lien de l’article : https://www.liberation.fr/idees-et-debats/la-recherche-francaise-nest-pas-un-petit-village-gaulois-20210224_NWHOGI6PXJD6DGXKL3MGQRRGCU/