Le 19 mars 2013, la Cour de cassation décidait d’annuler le licenciement d’une employée de la crèche privée Baby Loup ayant refusé d’enlever son voile sur son lieu de travail. Le même jour, la même Cour prenait un arrêt inverse, et validait cette fois le licenciement d’une employée portant un bonnet en guise de voile sur son propre lieu de travail, en l’occurrence une Caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM).
Cacophonie laïque…
Ainsi la Cour établissait-elle une distinction entre les deux cas. Dans celui de la crèche Baby Loup, organisme de droit privé, elle estimait que la direction avait contrevenu aux dispositions au code du travail, aux termes desquelles les restrictions aux libertés – en l’occurrence la liberté religieuse – ne peuvent être justifiées que par rapport à la nature de la tâche accomplie et doivent être proportionnées au but recherché. A l’inverse, comme dans le cas de la CPAM, organisme de droit privé chargé d’une mission de service public, elle étendait l’interdiction de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, ne s’imposant en principe qu’aux fonctionnaires, aux salariés travaillant dans ce type d’institutions, même lorsque leurs contrats sont régis par le code du travail.
L’application du principe de laïcité tourne ainsi au casse-tête juridique. Elle s’impose apparemment dans les services de l’Etat comme dans les organismes de droit privé chargé d’une mission de service public. Mais elle ne s’impose pas dans le secteur privé. A supposer, bien sûr, qu’une crèche privée, subventionnée par des fonds publics, et assurant quelque chose qui ressemble tout de même un peu à un service public, relève au sens strict du seul secteur privé.
Cette incertitude du droit pose évidemment question. Mais elle n’incite pas forcément à légiférer à nouveau. On a plutôt le sentiment que loin de résoudre le problème, l’extension du champ d’application du principe de laïcité ne fait que le compliquer. La cacophonie n’est jamais très loin à chaque fois qu’il s’agit de mettre ce principe en scène au moins autant qu’en pratique.
Derrière la laïcité, l’islam
D’autant que le sujet, derrière celui-là, en est souvent un autre : l’islam. Un islam prétendument en marche pour s’immiscer, pour s’imposer, aussi bien au cœur de l’Etat que dans toutes les strates de la société. Or cet islam, européen et français, a-t-il vraiment toutes les ambitions qu’on lui prête ? Et n’est-il bien loin de quelque velléité de conquête que ce soit ?
Ses membres essaient pour le moment de trouver du travail, de briser le plafond de verre, et de se faire accepter par un pays qui s’est abreuvé sans limite à la stigmatisation de l’islam sous le « règne » sarkozyste. Une stigmatisation qui a fini par tenir lieu, chez certains, de programme politique. A défaut de solutions concrètes clairement identifiables pour un pays en crise, en proie à un chômage galopant, et sombrant dans une dépression de plus en plus profonde.
La pente islamophobe a fourni des armes à l’extrême droite et a fait perdre la droite. La gauche au pouvoir a tout intérêt à faire preuve de sagesse face à la polémique qui est en train de monter autour de l’arrêt de la Cour de Cassation concernant l’employée de la crèche Baby Loup. Ce n’est là que le second ou le troisième acte d’un drame dont les premières scènes ont été jouées sous le régime précédent. De fait, la droite est montée immédiatement en première ligne, avec cette tribune publiée dans Le Monde du jeudi 28 mars où François Fillon écrivait : « c’est la laïcité qui nous permet d’unir dans la paix et le respect réciproque croyants et non-croyants ».
Le principe de laïcité, un principe de division ?
Eh bien justement ! Prenons au mot l’ancien Premier ministre ! Et regardons les choses en face. Pour le moment, c’est la laïcité, ou plutôt la conception que la droite en a produite, et que la gauche a souvent relayée, qui aujourd’hui nous divise. Elle divise les laïcs, elle divise les féministes, elle divise les antiracistes. Elle divise les citoyens musulmans et tous les autres. La laïcité nous rassemblerait si elle était respectée comme le stipule l’article 1 de la loi de 1905, aux termes duquel la République « assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes ».
Certes, quelques cultes ne sont nullement « dérangés » par nos accès de fièvre laïque. D’autres oui. Et surtout, et même uniquement, l’islam. La République ne réussit pas à établir des relations apaisées (un mot fétiche de notre Président, je crois) avec une religion qu’elle considère comme lui étant foncièrement hostile et inassimilable.
Ne soyons pas angéliques, certes. L’islam français est travaillé aussi par de redoutables forces extrémistes. L’affaire Mérah n’en est que l’un des témoignages, le plus violent et le plus spectaculaire. On ne répétera pas, pourtant, que tous les musulmans ne sont pas extrémistes. Tout le monde le répète, mais personne ne veut l’entendre. C’est devenu une rengaine pour se donner bonne conscience.
Laissons plutôt tranquilles l’islam et les musulmans de notre continent. Au-delà de la lutte policière, pour nous protéger du pire, nos armes principales, sur le fond, sont bien connues. L’éducation, la formation, l’insertion dans le monde du travail. Et j’entends un travail en cohérence avec la formation reçue. En continuant à traiter les citoyens de religion musulmane comme des citoyens de second rang, en acceptant que l’égalité de traitement ne soit pas une règle sans exception, nous ouvrons largement nos portes à ces extrémistes, justement, qui prospèrent sur la misère, la relégation, la marginalisation, et la déception. Ce ne sont pas de bonnes paroles qui changeront les choses, mais des actes.
1, 2, 3, 4 ! Qui dit mieux ?
Bientôt quatre lois sur le voile ! Qui dit mieux ? Si ce n’est pas du harcèlement, c’est quoi ? En 2004, la loi interdisant les signes religieux ostensibles dans l’école publique. En 2010, loi contre le niqab, porté par une poignée de femmes musulmanes, dont bon nombre de converties venues du christianisme. Plus récemment encore, en 2012, vote au Sénat (pas encore à l’Assemblée), d’une loi visant à régir le port du foulard des nounous musulmanes jusque dans leur domicile ! Et bientôt, sans doute, une loi encore pour étendre l’application du principe de laïcité aux entreprises privées.
Le port du voile peut choquer les personnes qui sont engagées dans la lutte pour l’émancipation des femmes. Il ne suscite pas chez moi d’enthousiasme particulier. Je suis consciente, comme d’autres, qu’il peut être le signe infériorisant d’une intolérable domination masculine. Je sais aussi qu’il tire sa signification religieuse d’une lecture particulière et non obligatoire d’un verset du Coran, qui appelle plutôt à la « pudeur » qu’à autre chose.
Entre revendication identitaire féminine, contrôle social, mode, souci de se protéger du harcèlement masculin, coutume familiale, abus d’autorité des mâles de la famille, influence d’un prosélytisme radical, et bien sûr, et sans doute avant tout, simple et autonome conviction religieuse des individus, serons-nous donc en mesure de choisir ? Cette polysémie nous engage à plus de modestie. Avant de crier au loup, si je puis dire.
Retour au réel
Non, l’Europe n’est pas livrée sans défense aux ambitions d’un islam conquérant. Les musulmans ne sont ni assez nombreux ni assez puissants pour nous assiéger. Le complotisme est une manie d’extrême droite que la droite a faite sienne, et qu’elle a distillée jour après jour pour occulter son incapacité à améliorer le sort des Français. Hélas, les esprits de nos concitoyens en sont tout imprégnés. Et s’ils se tournent un jour massivement vers le FN, ce ne sera ni à cause des musulmans, ni à cause des étrangers, ni parce que nous aurons fait preuve de laxisme en matière de laïcité, mais parce que la crise aura perduré, et le chômage, et la baisse régulière du pouvoir d’achat.
Au lieu de nous lancer dans une nouvelle polémique autour de la laïcité, sujet inépuisable et seule valeur républicaine encore en mesure de rassembler un peu (et de nous distraire du reste), tâchons de mettre en œuvre des moyens rationnels plutôt que coercitifs pour gérer cette question complexe. Pour donner l’exemple, appliquerons-nous le même traitement aux « crèches et écoles juives qui, à Paris notamment, reçoivent des aides municipales et publiques, (et qui) doivent être soumises aux mêmes règles de neutralité, de laïcité et d’égalité » (Elisabeth Badinter, Le Monde, 29 mars 2013) ? Ainsi montrerions-nous qu’il ne s’agit pas de stigmatiser l’islam, mais d’assurer un respect unanime des règles du vivre-ensemble. Et que notre laïcité n’est pas à deux vitesses.
La France a déjà été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne pour non-respect de la liberté religieuse. Notre gestion de la laïcité n’est manifestement pas en phase avec le contexte né de l’immigration massive depuis les Trente Glorieuses, d’un retour au religieux, et de l’émergence, indissociable, de nouvelles revendications identitaires.
Quand on colmate d’un côté, ça fuit de l’autre
La force du droit s’effondre lorsque la loi est injuste, et vise les uns plutôt que les autres. Pour rendre toute leur force aux dispositions déjà existantes en la matière, luttons déjà contre les discriminations. Tâchons d’y voir plus clair. Faisons émerger des solutions concrètes, sur le terrain, plutôt que de légiférer à outrance. Nos lois contre les signes religieux ostensibles et contre le niqab n’ont pas réglé tous les problèmes. La preuve… Quand on colmate d’un côté, ça fuit de l’autre. Manifestement, on s’y est fort mal pris.
Pendant ce temps, les musulmans apparaissent plus que jamais aux yeux du public comme un problème insoluble. Alors que le problème est aussi de l’autre côté qui, par conservatisme, par frilosité, par manque d’imagination, s’arcboute sur une conception rigide de la laïcité, de plus en plus impraticable. Cela ne signifie pas que la laïcité ne soit pas un bien commun. Au contraire. Nos concitoyens musulmans ne le revendiquent pas moins que les autres et souhaiteraient le partager avec tous. Mais sommes-nous vraiment prêts à les accepter, ces concitoyens musulmans, y compris lorsqu’il leur arrive d’être croyants et pratiquants, sans pousser les hauts cris à la vue du moindre bout de tissu sur une tête de femme ?
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