Monsieur le Président, Cher-E-s collègues,
Si les dispositions que modifie la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui relèvent de la loi du 29 juillet 1881 dite « sur la liberté de la presse », les infractions visées ne concernent en réalité que marginalement cette dernière. Il s’agit dans la majorité des cas de propos tenus en public et d’écrits provenant de particuliers, sans lien avec la presse.
Notre législation actuelle traite différemment les propos discriminatoires à caractère racial, ethnique ou religieux, et ces mêmes propos tenus à raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité sexuelle ou du handicap. Cette situation a déjà été qualifiée de « législation discriminatoire » par la rapporteure de l’Assemblée nationale lors de sa discussion.
L’unification des délais de prescription permettrait ainsi de mettre fin à une inégalité de droit entre les victimes, qui n’est pas justifiable.
Cette harmonisation des délais de prescription fait l’objet d’un très large consensus parmi les différentes personnalités entendues. Le Défenseur des droits a par exemple recommandé, dès 2011, cet alignement dans la proposition de réforme n° 11-R009. La proposition de loi que la commission examine aujourd’hui en est directement inspirée.
Par ailleurs, le droit européen ne fait aucune différence de traitement entre les types de discriminations. L’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme interdit les discriminations fondées sur le « sexe », «l ‘appartenance à une minorité nationale » ou sur « toute autre situation ». Quant à l’article 13 du traité instituant la Communauté européenne, il dispose que « le Conseil … peut prendre toutes les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle ».
Si le droit communautaire n’instaure pas de différence de traitement entre les types de discriminations, le droit français devrait en faire autant, me semble-t-il.
En l’état du droit, l’action publique et l’action civile résultant des infractions prévues par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 se prescrivent après trois mois révolus.
La loi « Perben II » du 9 mars 2004 a introduit une exception à ce régime en portant à un an le délai de prescription de certaines infractions (provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, diffamation et injure) lorsqu’elles ont été commises en raison de l’origine de la personne ou de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Confronté à des évolutions techniques, liées notamment à l’essor d’Internet, qui rendent plus difficile la détection et la répression de tels actes, le législateur a voulu, par cette loi, adapter le droit aux évolutions de la criminalité et faciliter ainsi la poursuite de ces infractions.
Le texte no 122, déposé à l’Assemblée nationale par Mme Catherine Queré et M. Jean-Marc Ayrault et voté à une écrasante majorité (473 pour, 4 contre) le 22 novembre 2011, propose de porter également à un an le délai de prescription des délits de provocation à la haine, à la violence ou aux discriminations, de diffamation et d’injure commis en raison du sexe de la personne, de son orientation sexuelle, de son identité sexuelle ou de son handicap, aujourd’hui prescrits en trois mois.
L’inscription à l’ordre du jour de ce texte intervient dans un contexte particulier, celui du débat entourant le projet de loi relatif à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Débat qui a frayé la voie, ces dernières semaines, à un climat souvent ouvertement homophobe et à la multiplication de propos intolérables.
La présente proposition de loi, qui vient à point, a donc pour but de remédier à une anomalie juridique, en permettant que des actes punis des mêmes peines soient poursuivis dans les mêmes conditions.
La prescription des délits commis par voie de presse repose certes sur un régime dérogatoire au droit commun afin de protéger la liberté de la presse. Ce régime prévoit un délai de prescription de trois mois alors que le droit commun prévoit qu’il est de trois ans pour les délits et d’un an pour les contraventions.
Il ne faut cependant pas croire qu’avec cette prorogation, nous comptions mettre en danger la liberté de la presse. En principe, et à titre personnel, je dirais même que j’ai un faible pour le premier article de la Déclaration des Droits (Bill of Rights) américaine qui ne met pas de limite à la liberté d’expression. Cet amendement de la Constitution des Etats-Unis est entré dans les mœurs américaines. Ainsi que l’éducation qui va avec, et qui s’en est suivie au fil des siècles. Je ne dirai pas que cela a fait des Américains des citoyens parfaits. Mais on peut penser ou espérer que la pédagogie qui en a découlé a permis d’encadrer plus ou moins une liberté en principe totale.
Il me semble néanmoins qu’en France où la menace de la sanction est brandie dans les institutions scolaires dès les premières années de l’enfance, l’habitude étant prise, il n’est pas aisé d’en changer ou d’en faire fi. Ainsi me paraîtrait-il difficile, dans le contexte français, de se prévaloir de l’exemple nord-américain pour laisser impunis les discours racistes, homophobes, sexistes ou autres.
A cet égard, la différence de délai de prescription entre différentes infractions touchant à la liberté de la presse se justifie d’autant moins. Elle fragilise les actions menées en matière de répression des discriminations.
La présente proposition de loi vise à remédier à ces distorsions. Tout comme en 2004, elle ne concerne que marginalement les délits commis par voie de presse ; en réalité, elle a une portée plus large puisqu’elle vise les actes commis dans un cadre public, que les propos en cause soient écrits ou oraux. L’extension du délai de prescription pourrait ainsi permettre une nette avancée de la protection des droits des personnes tout en simplifiant un régime aujourd’hui difficilement lisible.
Les victimes de ces infractions bénéficieraient toutes d’une protection comparable, Internet ayant multiplié les infractions commises à raison du sexe, de l’orientation, de l’identité sexuelle et dans une moindre mesure du handicap.
Le fait que des infractions, faisant l’objet des mêmes peines, se prescrivent les unes en un an et les autres en trois mois peut être considéré comme créant un écart à tout le moins disproportionné.
Une modification du droit actuel, destiné à redonner une cohérence au dispositif de lutte contre les provocations à la discrimination, les diffamations et les injures commises en public, paraît donc s’imposer.
Et ce d’autant plus que l’essor des réseaux sociaux, dont le développement était encore balbutiant à l’époque de l’examen de la loi « Perben II », a facilité leur diffusion en dématérialisant la parole et l’objet de ces propos diffamatoires.
Dans la contribution qu’elle a fait parvenir, l’Association des paralysés de France a par exemple souligné la multiplication des propos tenus contre les handicapés par le biais notamment de ces réseaux.
Comme pour tous les délits de presse, les infractions commises par le biais d’Internet sont des infractions instantanées, qui se prescrivent à compter du jour où elles ont été commises. Or une fois la prescription acquise, les propos peuvent rester en ligne.
Internet offre ainsi à tout particulier la possibilité de donner une publicité à des diffamations, à des provocations ou à des injures, en bénéficiant des garanties de la loi de 1881, sans que pour autant celui-ci soit soumis à la déontologie des journalistes. Cette situation avait déjà été soulignée par le rapport d’information n° 338 sur le régime des prescriptions civiles et pénales du 20 juin 2007 de nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung.
Une des justifications de la brièveté des délais tenait au caractère éphémère de l’infraction. Avec Internet, cette argumentation n’est plus aussi recevable : l’infraction ne disparaît plus avec le temps. Le temps bref qui avait pu être celui de la presse imprimée s’est paradoxalement allongé indéfiniment avec l’apparition d’Internet.
Outre la multiplication des messages et leur persistance, permises par Internet, leur traitement apparaît également particulièrement complexe. Il est difficile d’identifier non seulement les responsables de sites mais aussi les internautes coupables de ces agissements, le caractère universel du réseau faisant également obstacle à ce que des poursuites soient efficacement engagées contre des auteurs installés à l’étranger, ou agissant par le biais de sites hébergés à l’étranger.
Chers collègues, pour toutes ces raisons, je vous demande donc l’adoption de la proposition de loi examinée aujourd’hui. Sous réserve de quelques modifications destinées à en renforcer l’effectivité.
La loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme a introduit un nouvel alinéa à l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, postérieurement à l’adoption de la proposition de loi par l’Assemblée nationale, laquelle a eu lieu le 22 novembre 2011.
L’amendement que je vous propose à cet égard a pour objet d’actualiser la première référence de l’article 2 de la proposition de loi pour prendre en compte cette modification de l’article 65-3.
Je vous demande également d’adopter un amendement mettant en œuvre le principe de spécialité législative, applicable en Nouvelle-Calédonie et dans certaines collectivités d’outre-mer, – les îles Wallis-et-Futuna et la Polynésie française en l’espèce – pour que les dispositions que la proposition de loi prévoit s’y appliquent. A défaut, le droit antérieur à la présente loi continuerait à s’y appliquer. Il serait regrettable de réintroduire une différence de situation entre les victimes, dans des territoires où ces problématiques sont tout autant d’actualité.
Je dépose enfin un amendement visant à favoriser une compréhension juste et précise de l’objet et des intentions du texte de la loi en changeant son titre – qui était : « Suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 » en – « Proposition de loi visant à harmoniser les délais de prescription des infractions commises en raison du sexe, de l’orientation ou de l’identité sexuelle ou du handicap et prévues par la loi sur la liberté de la presse de 1881 ».