Rendre à la justice les moyens de sa totale indépendance

Alors qu’une information judiciaire est ouverte pour prise illégale d’intérêts à l’encontre du garde des Sceaux, tout se passe comme si le cours de la justice était supposé s’arrêter aux portes des palais.

Tribune. Quelques mois après que le garde des Sceaux ait annoncé, avec des mots d’une extrême violence, sa volonté de poursuivre disciplinairement trois magistrat·es du Parquet national financier au seul motif qu’elles et ils ont enquêté sur lui-même et ses amis, une information judiciaire est ouverte pour prise illégale d’intérêts. On apprend notamment que le ministre de la Justice, trois semaines après sa nomination, a demandé l’ouverture d’une enquête administrative à l’encontre d’un juge anticorruption contre lequel l’un de ses anciens clients avait porté plainte pour violation du secret de l’instruction. Depuis lors, on attend toujours que le président de la République joue enfin son rôle constitutionnel de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Ce silence, aussi assourdissant soit-il, n’en est pas pour autant surprenant. Car la grossière manœuvre du ministre de la Justice pour dissimuler les conflits d’intérêts majeurs dans lesquels il se trouve s’inscrit dans la lignée d’un positionnement politique constamment observé par le gouvernement : le refus de l’égalité devant la loi. Et le Parquet national financier, créé pour lutter contre les atteintes à la probité, la très grande criminalité économique et financière et l’évasion fiscale, en est un exemple flagrant. Comment affaiblir une autorité, sinon en insécurisant celles et ceux qui la font fonctionner, et en attaquant son impartialité et la loyauté républicaine de ses agents ? De la mise en cause du président de l’Assemblée nationale à celle du ministre de l’Intérieur, en passant par celles de proches collaborateurs du chef de l’Etat lui-même, tout se passe comme si le cours de la justice était supposé s’arrêter aux portes des palais. Derrière l’argument d’une présomption d’innocence, qui n’est invoquée que lorsqu’elle s’applique aux classes dirigeantes, il y a une opposition de principe à l’idée, pourtant énoncée à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, selon laquelle la loi «doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse».

D’illusoires contre-feux

Un refus du pacte républicain qui se donne également à voir dans la complaisance avec laquelle ce gouvernement – plus encore que ses prédécesseurs – aborde les multiples abus dans l’exercice de la force publique constatés ces dernières années. Qu’il s’agisse de la crise des gilets jaunes, de la question du régime de retraite des avocat·es ou de l’avenir même de la justice anticorruption, le gouvernement (dont, en premier lieu, le ministre de la Justice) n’a eu de cesse d’opposer les citoyen·nes aux policier·es, les policier·es aux avocat·es ou les avocat·es aux magistrat·es, dans la volonté d’allumer d’illusoires contre-feux. En procédant de la sorte, il abîme durablement toute la chaîne judiciaire, et nous ne pouvons que le condamner.

Face à cette posture autoritaire, nous proposons une rupture radicale pour qu’enfin l’Etat de droit devienne une réalité tangible pour chaque citoyen·ne, en tout point du territoire. Une rupture qui suppose en particulier de garantir à l’autorité judiciaire une pleine et entière indépendance.

Une indépendance institutionnelle qui passe notamment par l’alignement complet du statut des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège, afin que la poursuite des infractions pénales soit préservée de toute immixtion du pouvoir exécutif. Une indépendance institutionnelle garantie également par le renforcement des prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature.

Gesticulations sécuritaires

Une indépendance matérielle, ensuite, en nous dotant enfin d’un budget de la justice par habitant conforme aux standards européens : deuxième puissance économique européenne, la France n’occupe en la matière que le 37rang au sein du Conseil de l’Europe. A cet égard, la hausse annoncée par le Premier ministre ne saurait flouer que les faibles d’esprit : comme toujours, l’essentiel de l’augmentation reste alloué à la construction de prisons, quand les maigres renforts dont sont gratifiés les services judiciaires ne sont constitués que d’emplois précaires et très insuffisants.

Une indépendance enfin qui, loin d’être un privilège pour les juges et les procureurs, constitue un droit fondamental pour les citoyen·nes : l’assurance que la loi sera effectivement appliquée partout et à l’égard de toutes et de tous, sans interférence de quelque pouvoir que ce soit. Loin des gesticulations sécuritaires du pouvoir, qui dissimulent mal son incapacité à penser et mettre en œuvre une réponse durable à la délinquance et à la violence des rapports sociaux, c’est ainsi que nous entendons garantir effectivement le droit de chacun et chacune à la sûreté.

Signataires : Julien Bayou (Secrétaire national Europe Ecologie- Les Verts), Guy Benarroche (sénateur des Bouches du Rhône), Esther Benbassa (sénatrice de Paris), Alain Coulombel (Porte-parole EELV), Thomas Dossus (sénateur du Rhône), Jacques Fernique (sénateur du Bas-Rhin), Joël Labbé (sénateur du Morbihan), Monique de Marco (sénatrice de la Gironde), Raymonde Ponce-Monge (sénatrice du Rhône), Sandra Regol (Secrétaire nationale adjointe Europe Ecologie- Les Verts), Daniel Salmon (sénateur d’Ille et Vilaine), Sophie Taillé-Polian (sénatrice du Val-de-Marne, coordinatrice de Génération.s), Hélène Harel et Hélène Trachez (coresponsables de la commission Justice d’Europe-Ecologie Les Verts)

Lien de l’article : https://www.liberation.fr/debats/2021/01/12/rendre-a-la-justice-les-moyens-de-sa-totale-independance_1810932