Radicalisation: quelles réponses ? (« Le Progrès de Fécamp », 26 juillet 2017)

Même si le terme vient immédiatement aux lèvres lorsque l’on aborde cette thématique, on parle désormais moins de « déradicalisation » que de « désengagement » chez les acteurs de la lutte contre « l’embrigadement de masse », lequel entre non seulement dans le champ du religieux, mais aussi dans ceux de l’idéologie et du politique.

« Comme la plupart des experts, je ne pense pas que l’on puisse déprogrammer quelqu’un. Je pense qu’on peut mettre à distance, désaffilier ; on peut tenter de désengager mais je crois qu’il convient de garder des ambitions modestes », déclarait d’ailleurs Muriel Domenach , secrétaire générale du CIPDR (comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation), dernièrement à l’occasion d’un colloque organisé à Marseille par l’association Unismed.

Là, la responsable nationale annonçait que 13 000 personnes ont fait l’objet d’un signalement depuis la mise en place d’un numéro vert national (0 800 005 696), et que 20 000 autres ont bénéficié d’une formation, essentielle pour sensibiliser et faire comprendre ce qu’est la radicalisation, mais également ce qu’elle n’est pas. C’est-à-dire pas l’affichage de signes religieux, même « ostentatoires » ou supposés tels, mais le lien entre une idéologie extrême et un risque de basculement dans la violence. Dans ce domaine, la sphère religieuse n’a hélas aucun monopole, et l’on voit bien d’autres phénomènes auxquels il faut être, insiste Muriel Domenach, « extrêmement vigilants ».

2 600 jeunes signalés

Depuis la mise en place de ces dispositifs, dès 2014 mais avec une accentuation très nette aux lendemains des attentats de janvier 2015, 2 600 jeunes signalés pour radicalisation, et 800 familles ont été « accompagnés », en croisant « les logiques sociales et de sécurité » et en faisant travailler les services de l’État et des intervenants de la société civile. Aujourd’hui, assure-t-elle, même s’il reste des améliorations à appliquer et des cohérences à trouver en se gardant de toute tentation d’uniformisation – car la prévention repose sur la diversité des acteurs – « le temps des gourous autoproclamés de la déradicalisation est derrière nous ».

Le temps des expérimentations l’est aussi, on peut le supposer, après l’échec cinglant du centre de déradicalisation de Pontourny , en Indre-et-Loire, censé préfigurer l’ouverture de treize autres, ouvert en septembre 2016 et vide depuis février en laissant une ardoise de quelques millions d’euros…

Dans leur rapport d’information, présenté le 13 juillet dernier, les sénatrices Esther Benbassa (EELV) et Catherine Troendlé (LR), font d’ailleurs figurer la fin de cette expérimentation « mal engagée » et « sans résultat notable » en troisième position des dix propositions formulées. En tête de celles-ci, figure la nécessité de définir au niveau national un « cahier des charges » pour la sélection des organismes oeuvrant en matière de prévention de la radicalisation, et la systématisation de l’évaluation du contenu des programmes financés « et réduire progressivement leur nombre, de sorte à opter pour la qualité plutôt que la quantité ».

Les deux sénatrices critiquent également la politique de regroupement de jeunes radicalisés au sein des établissements pénitentiaires, mais encouragent des dispositifs de placement « innovants » pour les mineurs. Selon elles, il s’agit aussi de « mettre l’accent sur l’individualisation, l’accompagnement sur mesure », et de « ménager un équilibre entre l’intervention sociale et les exigences de sécurité ».

Dans leur conclusion, les rapporteures rappellent que si la typologie des terroristes présente « une grande diversité », on ne peut pas nier que « la majorité est issue de milieux défavorisés, y compris les convertis à l’islam, et nombre d’entre eux sont passés par la case délinquance ». « Le plus souvent, ce sont des jeunes vulnérables, sans métier, laissés pour compte, qui s’embrigadent dans l’idéologie de Daesh, qui leur paraît forte et structurée », notent-elles. Mais si elles leur refusent le statut de « victimes » comme on pourrait l’accorder aux membres d’une secte, soulignant le caractère « volontaire » de leur adhésion, les sénatrices estiment que « la multiplicité des raisons de l’embrigadement et de l’endoctrinement » fait que les « remèdes » à la sortie de la radicalisation « requièrent des réponses multiples ne se fondant pas uniquement sur une approche répressive ». Elles lui associent « soutien, accompagnement et conseils» , et donnent la priorité à la réinsertion.

Il faut, en permanence, être sur ses gardes. « Ça peut aller très vite : des affaires récentes montrent que le passage à l’acte peut intervenir dix à quinze jours seulement après les premiers contacts sur l’internet », prévient Philippe Subsol , d’Olympio, une association créée en 1988 par Olivier Katian dans un but de prévention des addictions, et qui a depuis été amené à étendre le champ de ses interventions aux dangers des réseaux sociaux, à la lutte contre les violences faites aux femmes et, depuis les attentats parisiens de janvier 2015, au cyber-endoctrinement et au prosélytisme sectaire.

« Il faut donc être vigilant, car lorsqu’on en arrive au stade du changement de comportement, des ruptures avec l’entourage, c’est déjà trop tard », poursuit-il. « C’est pourquoi nous invitons les parents à s’intéresser de près à ce que font leurs enfants, notamment sur les réseaux sociaux et particulièrement entre 23 h 00 et 3 h 00 du matin, lorsqu’ils sont supposés dormir et qu’ils pensent que les adultes sont eux-mêmes endormis. Il faut aussi qu’ils en parlent, et qu’ils aident les jeunes à prendre conscience des mécaniques de manipulation ».

Intervenant en milieu scolaire, de l’école primaire au lycée, l’association s’efforce donc de « rappeler les valeurs de la République », de parler de tolérance, de vivre ensemble, et de faire en sorte que les élèves engagent eux-mêmes le débat sur des thèmes qu’ils n’ont « pas l’habitude » d’aborder entre eux parce que très sensibles, voire explosifs dans certains quartiers. « Nous ne sommes pas là pour parler religion et nous nous interdisons toute stigmatisation », dit Philippe Subsol, qui insiste sur la nécessité « d’agir avec précaution ». « C’est pourquoi nous avons choisi l’univers du jeu vidéo avec deux personnages principaux – le manipulateur et sa cible – et leur entourage, la famille, la communauté éducative, pour une animation baptisée Sous Emprise ».

« Libérer la parole »

Proposée en Ile-de-France, en Seine-Maritime et dans l’ Eure où de nombreux établissements scolaires et collectivités territoriales ont déjà fait appel à Olympio, « Sous emprise » est une intervention de deux heures au cours de laquelle un comédien professionnel aide les jeunes à naviguer dans le scénario d’un jeu vidéo chargé de montrer comment se met en place le processus de manipulation, quels en sont les effets et les conséquences. « Nous avons fait appel à une école de game designers. Le comédien est là pour guider la classe, libérer la parole, mais aussi éviter les dérapages. D’ailleurs le sujet est parfois tellement brûlant qu’il est très difficile, voire impossible à un enseignant de l’aborder dans sa propre classe. La plupart renonce », assure Philippe Subsol.

Auprès des élus et des agents de collectivités désireuses de sensibiliser leur personnel au repérage des personnes radicalisées – « même si elles sont passées maîtres dans l’art de la dissimulation » – et à la gestion des situations tendues, l’organisme propose un autre module, d’une journée, avec mises en situation, ateliers et études de cas pratiques.

L’an dernier, 1 500 adultes ont bénéficié de cette formation, tandis que 21 000 élèves découvraient « Sous emprise ». « La demande ne cesse d’augmenter, témoignant d’une réelle inquiétude vis-à-vis des phénomènes de radicalisation », souligne-t-il.

À l’Association Profession Sport et Jeunesse (APJS 76), basée au Petit-Quevilly, Stéphane Varin met également l’accent sur la nécessité de « sensibiliser » les acteurs éducatifs, les moniteurs sportifs, les conseillers d’insertion, aux comportements susceptibles de trahir un phénomène de radicalisation. « Cela peut être l’isolement, le repli sur soi », explique-t-il. « Il faut apprendre à détecter certains signes. Mais aussi savoir comment donner l’alerte, qui contacter. Sur ce plan les professionnels sont souvent démunis ».

C’est pourquoi, dès la rentrée prochaine, l’APJS 76 animera une vingtaine d’interventions d’une demi-journée financées par l’État et par le conseil départemental de la Seine-Maritime. Quatre thématiques sont proposées : la réponse juridique, la lutte contre le conformisme de groupe, les dangers des réseaux sociaux et comment aborder les dangers de la radicalisation avec les enfants.

Dans ce cas aussi, les groupes seront mis en situation sous forme de jeu. Même si la radicalisation n’en est évidemment pas un.