Par Mathilde Carton.
» Faut-il supprimer le délit de racolage passif ? Adoptée à l’unanimité à la commission des lois, mercredi 20 mars, la suppression du racolage est débattue au Sénat jeudi. Malgré les bisbilles provoquées par le texte au sein de la majorité, le bilan mitigé de cette mesure risque d’en signer la fin.
Institué en 2003 par la loi sur la sécurité intérieure, le délit de racolage passif pénalise « le fait par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ». Le racolage passif est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende – auparavant, seul le racolage actif était sanctionné d’une contravention.
PAS DE RÉPRESSION RENFORCÉE DU PROXÉNÉTISME
L’objectif de cette loi était double : limiter la prostitution « de rue » et atteindre les proxénètes à travers les quelque 80 000 prostitué(e)s vivant en France, ces dernières étant susceptibles de livrer des renseignements lors de leur interpellation.
Or, si des informations sont effectivement obtenues lors des gardes à vue, la corrélation entre la création du délit de racolage et une plus forte répression du proxénétisme semble inexistante. Le casier judiciaire national dresse ainsi une évolution plutôt stable du nombre de condamnations des proxénètes au cours des dix dernières années (entre 600 et 800 par an), alors qu’il enregistre des fluctuations beaucoup plus importantes en ce qui concerne les gardes à vues pour racolage.
Même au plus haut des gardes à vue pour racolage passif (4 712 en 2004), celles pour proxénétisme plafonnent à moins de 1 000. L’objectif principal de la création de ce délit semble donc caduque : l’incrimination du racolage ne permet pas de démanteler un réseau.
UN DÉLIT DE MOINS EN MOINS UTILISÉ
En fait, les chiffres fournis par le ministère de l’intérieur révèlent que le délit de racolage passif est de moins en moins utilisé. Après des premiers résultats jugés « spectaculaires » par la mission parlementaire sur la prostitution, engendrant une « très forte diminution de la prostitution de voie publique« , la machine policière s’est grippée.
Si on remarque un pic de 5 152 faits de racolage constatés en 2004, les interpellations ont diminué sur le reste de la décennie : elles chutent de 41,3 % entre la date d’entrée en vigueur du délit et 2010. Même chose pour les gardes à vues (- 35,9 % entre 2004 et 2012), et les défèrements, qui ont drastiquement baissé (de 1 041 en 2004 à 40 en 2009). C’est encore plus visible à Paris :
Si l’on en croit la mission parlementaire, c’est à la fois par idéologie et par manque de moyens que les parquets ont peu à peu rechigné à ces défèrements. Le découragement des policiers tient aussi aux contours flous de l’infraction.
Ainsi, la Cour de cassation elle-même a du mal à définir le côté passif. « Le fait, au mois de juillet, vers minuit, de se trouver dans un endroit connu pour la prostitution, légèrement vêtue et en stationnement au bord du trottoir », et alors même que « c’était le client qui avait pris l’initiative d’aborder la prévenue en vue d’avoir des relations sexuelles avec elle« , ne constitue pas un comportement suffisamment précis pour caractériser le délit de racolage passif. La sénatrice Virginie Klès va jusqu’à mentionner une « juridiction impressionniste« .
En conséquence, les condamnations pour le seul racolage passif ont considérablement diminué en quelques années. Par ailleurs, les juges recherchent de plus en plus une alternative à la poursuite : une amende ou d’autres mesures (mesures de substitution, dispense de peine, mesures et sanctions éducatives). Selon la mission parlementaire, en moyenne, 94,4 % des affaires poursuivables font l’objet d’une alternative aux poursuites.
FRAGILISATION ET DÉPLACEMENT DE LA PROSTITUTION
Si le délit de racolage passif a eu des effets plutôt limités sur le proxénétisme, il a davantage répondu aux attentes des riverains des quartiers habituellement fréquentés par les prostituées en déplaçant les lieux de la prostitution.
Car loin d’avoir disparu, la prostitution a quitté le centre-ville pour se disperser dans les zones péri-urbaines, créant de fait, un isolement des prostituées. « L’institution du délit de racolage n’a fait que fragiliser davantage des prostituées déjà vivement stigmatisées », a dénoncé Esther Benbassa, sénatrice d’EELV à l’origine du projet d’abrogation. Travaillant souvent dans des endroits reculés, elles réduisent les temps de négociation avec les clients, au risque d’accepter des pratiques à risque dans des conditions d’hygiène nettement moins favorables.
Un rapport de Médecins du Monde de fin 2012 indiquait que les prostituées chinoises étaient particulièrement exposées aux violences physiques et aux viols, mais que peu portaient plainte.
Lire : Les problèmes de santé des prostituées, un phénomène invisible et méconnu
Pire, dénonce la sociologue Françoise Gil, l’incrimination du racolage passif aurait contribué à l’augmentation du proxénétisme : plus fragiles, les prostitués deviennent des proies faciles. Ces proxénètes jouent aussi le rôle de « guetteur » et préviennent les prostituées de l’arrivée des forces de police, avec qui les relations se sont dégradées.
Un rapport de 2006 de la commission nationale Citoyens-Justice-Police, qui associe représentants de magistrats, syndicats d’avocats et associations de défense des droits de l’homme, note l’apparition d’une « justice policière« . « Les preuves sont appréciées par la seule police, la garde à vue joue le rôle d’une courte peine d’emprisonnement, la confiscation de l’argent tient lieu d’amende, le rappel à la loi de jugement, les conditions dont il est assorti de mise à l’épreuve, le STIC [Système de traitement des infractions constatées] de casier judicaire », selon le rapport. Une impression d’arbitraire policier à laquelle l’abrogation du délit entend mettre fin. »
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