Racisme : pour Esther Benbassa, ‘la libération de la parole politique favorise l’intolérance’ (Public Sénat, 22 mars 2013)

Par Etienne Baldit.

« Les actes racistes et antisémites sont en hausse de 23%. Esther Benbassa, sénatrice écologiste, estime que « le tabou a sauté » il y a longtemps. Elle accuse les discours de la droite et les actes trop faibles de la gauche en matière d’inclusion. Selon elle, l’intégration à la française ne marche pas.

Le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur le « Racisme, l’antisémitisme et la xénophobie en France » montre une hausse, pour la troisième année consécutive, des actes racistes et antisémites. « Les indicateurs de racisme sont en hausse, l’intolérance augmente. Le phénomène s’ancre dans la durée, et cette évolution est particulièrement préoccupante », souligne le rapport.

Les conclusions de la CNCDH sont alarmantes : « augmentation toujours plus marquée à l’égard des musulmans », « rejet croissant des étrangers, perçus de plus en plus comme des parasites, voire comme une menace ». En 2012, les « actes et menaces à caractère raciste et antisémite » ont progressé de 23%.

Sénatrice écologiste du Val-de-Marne, Esther Benbassa est aussi universitaire spécialiste de l’histoire du peuple juif. Très impliquée sur les questions de discriminations, de racisme et d’exclusion, elle porte un regard sans complaisance sur l’intolérance en France, « pays d’immigration qui rejette l’immigration ». Elle pointe la « droitisation des esprits », estime que « le discours [intolérant] a essaimé » et juge que la gauche ne vas pas assez loin dans la lutte pour l’inclusion : « Il y a juste un discours qui dit « on n’est pas racistes » », dit-elle. Entretien.

L’intolérance est-elle en train de se banaliser en France ?

Ce n’est pas nouveau, cela fait un moment que le tabou du racisme et de l’antisémitisme a sauté. Il n’y a rien d’original là-dessus. On voit que ces actes augmentent, dans une société en pleine crise économique.

Ce manque d’étonnement n’est-il pas révélateur ?

Absolument, et il ne faudrait pas que nous-mêmes essayions de banaliser ces faits, en disant qu’il n’y a rien d’inquiétant. Que cette hausse soit petite ou grande, les mots « sale arabe » ou « sale juif » suivent leur cours. Il n’y a plus de tabou pour exprimer ce qu’on pense de l’autre et pour le diffamer. Cela prend de plus en plus d’ampleur, sur internet aussi.

Peut-il y avoir un sentiment d’impunité par rapport à ces actes ?

Mais je ne sais pas comment punir : la réalité s’est banalisée. Nous vivons dans une société de plus en plus violente, où grandissent le découragement, la déception, la précarité, le désespoir, la crainte pour l’avenir. Alors on cherche des cibles, des responsables. Il y a beaucoup d’actes dits banals, mais si on élargit la perspective, on voit qu’il existe une sorte de droitisation des esprits, nourris par la propagande sarkozyste sur l’islam depuis des années.

Le discours et la politique de Nicolas Sarkozy ont été largement mis en cause. Mais aujourd’hui, avec la politique sévère d’expulsions de la gauche, les mots de Manuel Valls selon qui « les Roms ne souhaitent pas s’intégrer »… N’y a-t-il pas une progression ?

Le discours a essaimé. Avec ces discours, même si on se défend d’être raciste, ça rend raciste ceux qui écoutent. On entend des choses très choquantes en public, sans réserve. Avant, quand ils étaient racistes, les gens ne le disaient pas ouvertement. La campagne de droitisation, avec l’idée que les étrangers menacent notre identité ajoutée à la recherche d’identité nationale, cela renforce le rejet de l’autre. La libération de la parole politique favorise l’intolérance. Tout comme celle de certains imams, d’ailleurs. On est dans une rhétorique du rejet, qui s’impose quand il n’y a rien à manger et qu’il n’y a pas de boulot.

Les communautarismes sont-ils plus vivaces que jamais ?

Ce sont des préjugés qui ont toujours couru. Tous les groupes ont des revendications identitaires, et plutôt que de les entendre, on préfère les rejeter. Mais les communautés sont imaginaires : les juifs ne s’enferment pas dans les mêmes quartiers, les arabes ne vivent pas ensemble du matin au soir. Mais plus les gens sont discriminés, et plus ils se replient sur eux-mêmes. Ces replis sont évidents : plus vous lirez des chiffres alarmants sur les actes racistes et antisémites, plus les ressortissants de ces communautés se replieront sur eux-mêmes. C’est un cercle vicieux.

Quelle est la responsabilité du politique ?

Actuellement, il n’y a pas d’actes forts. Le droit de vote des étrangers en aurait été un. Si on n’intègre pas par le haut, comment voulez-vous que les immigrés s’intègrent eux-mêmes ? C’était un symbole, on leur aurait dit « vous allez voter, vous allez être responsabilisés ». Avec Jean-René Lecerf, nous avons mis en place une mission d’information sur les discriminations ethniques, raciales et religieuses. Il faut réfléchir et trouver des solutions d’inclusion, parce qu’actuellement il y a une aigreur, une rancœur, dont le rejet se nourrit.

Le discours politique, c’est une manne. Et le rejet, ça rassemble. La gauche au pouvoir n’est évidemment pas raciste, mais elle ne fait pas non plus d’efforts, de travail d’inclusion. Probablement que plus d’inclusion sociale pourrait limiter cette rancœur.

Vous dites que la gauche ne fait pas mieux que la droite ?

Je ne veux pas porter de jugement, mais il manque un travail d’explication. Il y a juste un discours qui dit « nous ne sommes pas racistes ». Mais dans les faits, le droit de vote des étrangers, le récépissé pour mettre un terme aux contrôles au faciès, tout cela a été rejeté. J’avais déposé une proposition de loi pour supprimer le livret de circulation pour les gens du voyage : ça n’a pas été fait non plus. Et aujourd’hui, on se cristallise sur les Roms, une question qui revient sans cesse, d’un gouvernement à l’autre. On en vient à se poser des questions sur la volonté des pouvoirs en place de réellement impulser un changement.

Faut-il revoir le système d’intégration à la française ?

Ce processus d’intégration, en France, est lent et difficile, c’est vrai. C’est un pays d’Ancien Régime, où l’élite ne veut pas laisser sa place et vit de rentes : vivre dans les beaux quartiers, aller dans les bonnes écoles… Mais combien de personnes étrangères y a-t-il à l’Assemblée Nationale ? Et au Sénat ? On a es freins, une élite qui n’abdique pas et qui ne laisse pas de place aux jeunes qui ont la rage de réussir. L’ascenseur social est grippé.

En réalité, nous ne sommes pas un pays d’immigration ; on est un pays du terroir, des racines, de la patrie, de la nation. J’entends souvent des discours du 19ème siècle.

Existe-t-il un terreau, en France, qui exacerbe l’intolérance ?

Je ne sais pas s’il y a un terreau, mais en tous cas il y a une histoire. Une histoire qui a longtemps été occultée d’ailleurs : les déportations de juifs ont longtemps été taboues, l’abcès de la guerre d’Algérie et de la décolonisation n’a toujours pas été crevé. La France est un pays d’immigration qui rejette l’immigration. Elle se plaint des communautarismes mais elle ne sait pas inclure. C’est le pays des paradoxes. »

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