Prostitution : les sénateurs de gauche se payent le racolage passif (Libération, 29 mars 2012)

Récit. Malgré les élus et le gouvernement, qui auraient préféré un texte intégrant la pénalisation du client, la majorité a abrogé hier la loi Sarkozy de 2003.

Par Alice Géraud

«Putes». Najat Vallaud-Belkacem fait claquer le mot dans l’hémicycle feutré du Palais du Luxembourg. «Putes», répète la ministre des Droits des femmes, est «une insulte banale» mais aussi «la première des violences faites aux femmes». Or, ajoute-t-elle, «la prostitution n’est rien d’autre que l’exacerbation de ces violences». Elle rappelle un nombre incalculable de fois que les prostituées sont bien des «victimes». Le même terme, «victime», est tout aussi appuyé dans le discours de la garde des Sceaux, Christiane Taubira. Les deux ministres prennent soin de reléguer la «prostitution choisie» et la revendication «des travailleurs du sexe» à des phénomènes minoritaires, sinon marginaux, pour traiter «de la traite des êtres humains», de «l’exploitation sexuelle des femmes».

Bilan. Ces rappels ministériels de la position abolitionniste de la France masquaient mal l’embarras des socialistes face à la proposition de loi de la sénatrice écologiste Esther Benbassa, examinée hier au Sénat, pour l’abrogation du délit de racolage public. Une mesure créée en 2003 par Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, dont personne, à gauche, ne conteste aujourd’hui le bilan catastrophique tant sur le plan pénal que social. Et qui, comme l’a rappelé la sénatrice apparentée socialiste Virginie Klès, rapporteure de la proposition de loi, «en transformant les prostituées en délinquantes les a fragilisées alors qu’il faudrait les protéger». Le constat est unanime : ce délit a repoussé les prostituées vers une plus grande relégation, sans permettre de mieux lutter contre les réseaux et le proxénétisme.

Pourtant, les socialistes auraient préféré qu’Esther Benbassa s’abstienne de déposer cette proposition, qu’ils pouvaient difficilement rejeter, mais qui cache un désaccord à gauche sur la question de la prostitution. Esther Benbassa est en effet une des rares parlementaires à défendre la prostitution «libre et choisie» et à refuser sa pénalisation. Alors que l’écrasante majorité des élus de gauche soutient la volonté du gouvernement d’une plus grande fermeté pénale pour décourager l’exercice de la prostitution. Notamment via la proposition, défendue sous la précédente mandature et reprise par Najat Vallaud-Belkacem comme «piste de réflexion», d’une pénalisation des clients. La ministre aux Droits des femmes envisageait «un grand texte» pour l’automne sur la question de la prostitution, où aurait été intégrée cette consensuelle abrogation du délit de racolage. Esther Benbassa sait très bien qu’en faisant simplement supprimer cette mesure, elle coupe en partie l’herbe sous le pied de la ministre. Et met dans l’embarras une partie de la gauche. En témoignaient les interventions hier dans l’hémicycle de certains sénateurs PS. Ainsi, pour Jean-Pierre Godefroy, le texte soumis au vote est «un texte réducteur». «La proposition de loi que nous étudions aujourd’hui présente un caractère prématuré». Il s’inquiète du «risque» de faire disparaître toute qualification de racolage. «Le racolage dans notre pays sera libre. […] Je pense que c’est en totale contradiction avec la position abolitionniste de la France.» Un de ses collègues, Philippe Kaltenbach, qui avait déjà tenté de faire renvoyer la proposition d’Esther Benbassa, a proposé un amendement pour réintroduire l’infraction de racolage actif.

Effets. La ministre du Droits des femmes, sans soutenir ces députés, n’a pas caché qu’elle partageait certaines de leurs inquiétudes. La majorité a assez largement adopté la loi abrogeant le délit de racolage. Les centristes se sont abstenus. Et les sénateurs UMP, peu nombreux en séance, ont voté contre après avoir mollement défendu cette mesure emblématique de la politique sécuritaire de Sarkozy. La centriste Chantal Jouanno, qui avait pourtant participé à l’élaboration du texte en 2003, a reconnu que les objectifs visés n’ont pas été atteints et que les effets pervers se sont avérés nombreux.

Joëlle Garriaud-Maylam, sénatrice UMP, a bien tenté d’expliquer qu’aucun lien n’avait été établi entre la création du délit de racolage et la précarisation des prostituées. Que ce dispositif était «peut-être imparfait» mais avait le mérite d’exister. Dans les rangs de l’opposition comme ceux de la majorité, un élu s’est distingué. Michel Savin, sénateur UMP de l’Isère, a défendu la prostitution comme un service sexuel propre à répondre aux besoins de ceux qui n’auraient pas accès autrement à la sexualité. Et demandé comme cela existe en Allemagne ou en Espagne l’ouverture d’établissements réglementés, c’est-à-dire de bordels.

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