Proposition de résolution tendant à la reconnaissance de la répression d’une manifestation du 17 octobre 1961 (intervention en séance, 23 octobre 2012)

PPR n° 311 tendant à la reconnaissance de la répression d’une manifestation à Paris le 17 octobre 1961

– Discussion générale –

Mardi 23 octobre 2012

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la déclaration de François Hollande reconnaissant, le 17 octobre 2012, la répression sanglante de manifestants algériens cinquante et un ans plus tôt a été accueillie, à gauche, avec soulagement.

Étroitement organisée par la fédération de France du FLN, encadrée par de strictes consignes de discipline pour éviter tout débordement, la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 réunissait, aux côtés des hommes, de très nombreuses femmes, ce que l’on oublie trop souvent de dire.

Cette manifestation visait à faire prendre conscience à la population de la férocité de la répression policière s’abattant sur les travailleurs algériens. Enlèvements et assassinats s’étaient succédé sans relâche, et le 6 octobre, par un décret – discriminatoire –, le préfet de police avait interdit aux seuls Algériens de sortir après vingt heures dans la région parisienne.

Ce préfet n’était autre que Maurice Papon, celui-là même qui, on le saurait plus tard, avait déporté 1 600 juifs entre juillet 1942 et juin 1944 de Bordeaux à Drancy. Tous partirent à Auschwitz.

Devenu préfet de police de la Seine, c’est lui qui avait organisé cette véritable guerre contre les immigrés algériens, avec l’appui du Premier ministre d’alors, Michel Debré.

Un des premiers documents relatant la sanglante répression du 17 octobre 1961 est le reportage préparé pour le journal Libération – première version – par Paulette Péju. Publié intégralement, sous sa signature et sous celle de son mari, Marcel Péju, dès novembre 1961, aux éditions Maspero, accompagné de clichés et intitulé Ratonnades à Paris, ce document fut aussitôt saisi par la police, comme d’autres ouvrages qui paraîtront plus tard.

Marcel Péju, lui-même journaliste, raconte : « Le soir du 17 octobre 1961, en compagnie de Claude Lanzmann, nous sortions de chez Jacques Vergès, à cette époque l’un des avocats du FLN […]. En arrivant près de la place de l’Étoile, tandis que des CRS refoulaient brutalement un groupe d’Algériens, nous nous sommes trouvés face à un policier qui, tout seul au milieu du trottoir, brandissait un revolver au-dessus de sa tête, éructant des injures et criant qu’il fallait fusiller Ben Bella […]. Impossible de gagner les Grands Boulevards, où se déroulait l’une des plus importantes manifestations, férocement réprimée. Le lendemain matin, au journal Libération […], où travaillait ma femme, […] je fis connaissance du photographe Élie Kagan, tout ému encore, et qui lui montrait les atroces photos qu’il avait prises. »

Le crime était patent. Pourtant, comme l’écrivent les époux Péju, « dès le crime, commenç[a] sa dissimulation ».

L’historien Gilles Manceron donne trois raisons à cette conspiration du silence.

La première est la négation et la dénaturation immédiates des faits par l’État français, et le désir de celui-ci de les cacher.

La deuxième tient à la volonté de la gauche institutionnelle que la mémoire de la manifestation de Charonne contre l’OAS en février 1962 recouvre celle du drame de 1961.

La troisième est le souhait des premiers gouvernants de l’Algérie indépendante que soit passée sous silence une mobilisation organisée par des responsables du FLN devenus, pour la plupart, des opposants au nouveau régime.

Ce drame, comme beaucoup d’autres, montre dans quels abîmes de cruauté, de lâcheté et d’aveuglement, volontaire ou non, le racisme, la répression et la guerre font sombrer les nations.

Rares sont les héros – souvent tardivement reconnus – et trop facilement oubliées les victimes obscures !

Les premiers cris d’indignation, après le 17 octobre, vinrent d’ailleurs non pas des partis, mais des intellectuels, des étudiants, des syndicats et des associations de gauche.

C’est ainsi que le 18 octobre, le lendemain donc de la féroce répression, la revue Les Temps modernes, alors dirigée par Jean-Paul Sartre, lance un appel qui recueille, en moins d’une semaine, les signatures de 229 intellectuels, parmi lesquels l’ancien déporté Robert Antelme, Sartre lui-même, Pierre Vidal-Naquet, qui avait perdu sa famille à Auschwitz, et l’écrivain Elsa Triolet.

Les 23 et 30 octobre, des professeurs lisent en chaire une déclaration sur le racisme avant de commencer leur cours.

Le 30 octobre, les unions départementales CGT, CFTC, et FO de la Seine ainsi que le bureau de l’UNEF protestent dans un communiqué contre les discriminations visant les travailleurs algériens.

Malgré son anticolonialisme, le parti communiste français de l’époque ne soutenait pas le mot d’ordre d’indépendance de l’Algérie, ce qui explique la relative timidité de ses protestations contre le couvre-feu, comme d’ailleurs de celles des autres grands partis de gauche.

Le lendemain du 17 octobre, alors que l’une des principales tueries avait eu lieu sous ses fenêtres, le journal l’Humanité titrait en une sur l’ouverture du congrès du parti communiste de l’Union soviétique et omettait de publier le reportage, pourtant accablant, de son photographe Georges Azenstarck, reportage en grande partie réalisé depuis le balcon du siège du journal.

Aujourd’hui, justice est presque faite. La déclaration du Président de la République contribuera à ce que le travail de mémoire dû aux descendants des victimes soit dûment accompli. Quant à la proposition de résolution présentée par le groupe CRC, elle répond, de manière légitime, à ce que je crois être la préoccupation de tous les républicains.

Reste maintenant à exhumer enfin, dans sa complexe épaisseur, la vérité historique. Nous ne savons pas encore quel est le nombre exact des morts et des blessés.

Pour connaître la vérité, le groupe écologiste demande donc, plus que l’érection d’un lieu de mémoire, l’ouverture sans restriction des archives publiques encore disponibles ou qui n’ont pas été détruites, comme celles de l’hôpital de Nanterre, ou expurgées, comme celles de la police, et la fin des dérogations octroyées au compte-gouttes.

En effet, seul le travail des historiens permettra d’échapper aux à-peu-près et aux contestations indignes. La recherche de la vérité historique n’est pas la tâche des parlementaires ; c’est celle des chercheurs ! Notre devoir à nous est d’exiger que le 17 octobre 1961 trouve sa juste place dans l’histoire de notre pays, qui, comme toute histoire, comporte des pages sombres à côté de ses pages glorieuses.

Le groupe écologiste, qui a déposé une proposition de résolution similaire au mois de mars dernier, votera celle que nous présentent aujourd’hui nos collègues du groupe CRC.