Par Thierry Schaffauser
LE PLUS. Les auditions de la commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi sur la prostitution ont repris. Adopté par l’Assemblée en décembre dernier, le projet visant à lutter contre le système prostitutionnel doit à présent être examiné par le Sénat. Thierry Schaffauser, co-fondateur du syndicat du travail sexuel, en a profité pour analyser le texte : il n’y voit que des arguments biaisés.
Une manifestation devant l’Assemblée nationale à Paris contre la pénalisation de la prostitution (WIM/SIPA). Les travaux parlementaires sur la prostitution reprennent au Sénat. L’occasion d’analyser d’un peu plus près la proposition de loi et démêler le vrai du faux.
1. Un postulat de départ faux
Celle-ci affirme que les « prostituées seraient, en France, au nombre de 20.000 environ ». La référence est une source policière qui s’appuie sur les arrestations des travailleurSEs du sexe sans jamais fournir de méthodologie scientifique. En réalité, aucune étude n’existe.
2. Instrumentalisation de la traite
L’exposé des motifs affirme que 90% des prostituées seraient victimes de la traite quand le rapport précédent parlait de 80% de migrantes.Non seulement le chiffre évolue, mais on passe d’ »interrogations quant aux circonstances qui poussent ces personnes à se prostituer » à « les pays d’origine sont bien connus, et démontrent l’emprise croissante des réseaux de traite ».
D’après les parlementaires, il suffirait d’être migrant pour être victime de traite des êtres humains. Ne s’agit-il pas d’instrumentalisation et d’émouvoir le public pour lutter contre le travail sexuel au lieu de lutter contre le travail forcé ?
3. Généralisation de la violence
La troisième affirmation de l’exposé des motifs est la suivante :
« Toutes les études s’accordent sur le fait que les personnes prostituées sont victimes de violences particulièrement graves qui portent atteinte à leur intégrité physique et psychique. » On regrette alors qu’aucune de ces études ne soit citée. En cherchant un peu, nous trouvons cependant un article de la sociologue Marion David faisant état de l’usage idéologique de la santé mentale des travailleuses du sexe. Il est étonnant que les parlementaires méconnaissent son travail, car il est cité page 32 du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), qui évoque les controverses autour de la notion de troubles psychiques parmi les prostituées.
Au lieu de cela, le rapport est tronqué dans le but d’affirmer « la situation physique et psychique dégradées des personnes prostituées ». Un choix politique a été fait d’ignorer volontairement ces critiques car le rapport précise bien : « Ces risques, communs à toutes les formes de prostitution, se manifestent avec une acuité très variable selon les modes et les conditions d’exercice, et selon le profil des personnes ». Contrairement à l’exposé des motifs, le rapport de l’IGAS dit bien qu’ »il n’y pas une mais des prostitutions » (page 3).On ne peut donc pas dire que « les personnes prostituées sont des victimes de violences particulièrement graves » comme si c’était un phénomène universel, ni laisser entendre que cette situation serait uniquement le fait du travail sexuel. Refuser les nuances et amalgamer tout travail sexuel à la traite ou à une violence a pour but de légitimer la pénalisation.
4. Le délit de racolage ne gêne pas les proxénètes
La proposition de loi de la sénatrice Esther Benbassa dépénalisant le racolage aurait pu être votée à l’Assemblée nationale, un premier vote ayant été acquis au Sénat en mars 2013. À la place, celui-ci est remplacé par la pénalisation des clients. Il y aurait un risque de « développement massif de la traite à des fins d’exploitation sexuelle » sans « la création d’autres outils » car, selon les auteurs de la proposition de loi qui parlent des proxénètes, « le délit de racolage les gêne dans leur activité ». C’est une grande contradiction avec le bilan fait de la loi sur le racolage. En effet, dans le même texte de la proposition de loi, il est dit : « Contrairement à l’un des objectifs initiaux de créer un nouveau point d’entrée pour remonter les réseaux proxénètes et de traite en permettant d’entendre les personnes prostituées à l’occasion de leur garde à vue, le bilan de dix ans de mise en œuvre indique que le délit de racolage n’a pas été efficace en la matière. »
Le délit de racolage ne gêne pas les proxénètes ; et a fortiori, la suppression du délit ne devrait avoir aucune incidence. Il s’agit de faire peur afin de justifier une nouvelle mesure de pénalisation. De plus, le texte rappelle :
« Les pouvoirs de police générale du maire, enfin, lui permettent d’édicter des arrêtés municipaux afin d’interdire ou de restreindre la présence de personnes prostituées sur la voie publique. »
Si la dépénalisation du racolage au niveau national est remplacée par des arrêtés municipaux anti-prostitution au niveau local, où est alors la soit disant non-pénalisation des travailleuses du sexe ?
5. Chantage à la carte de séjour
L’autre grande mesure dite sociale serait un titre de séjour de six mois aux sans papiers, accompagné peut-être d’une allocation dont nous ne savons encore rien. Or, cette mesure est conditionnée à l’arrêt du travail sexuel. Pourquoi donc décrire toutes les travailleuses du sexe migrantes comme des « victimes » si c’est pour conditionner l’obtention d’un droit à l’arrêt d’une activité légale et imposable ? Si elles l’étaient réellement toutes, y’aurait-il besoin d’exercer ce chantage à la carte de séjour ? Que se passera-t-il après ces six mois ? Seront-elles pénalisées si une des « associations agréées » en charge de les réinsérer découvre qu’elles continuent le travail sexuel faute d’argent ? Seront-elles expulsées ?
Ce qui est promu comme un progrès pourrait s’avérer une politique renforcée de contrôle migratoire.
6. La Suède, un exemple à suivre, vraiment ?
Enfin, la loi prévoit la pénalisation des clients et des stages de rééducation. Cette mesure se base sur le modèle « suédois » très critiqué par des chercheurs indépendants, des institutions internationales [1], et des centaines d’associations. Ce pays n’est pas parvenu à prouver une « réduction effective » de la traite, simplement parce que le phénomène n’a jamais été important, ni visible, dans un pays où seule la prostitution de rue est observée et où le climat a toujours poussé les travailleurs du sexe à exercer en intérieur. Contrairement à son gouvernement, la police suédoise déclare dans un rapport que la traite aurait augmenté, et que le nombre de salons de massages clandestins dans Stockholm aurait triplé. Un rapport de la ville d’Oslo indique, lui, une augmentation des violences à l’égard des travailleuses du sexe, ce qui contredit également l’affirmation d’une « réduction effective de ces violences ». Des faits similaires ont été rapportés à Montréal et Edinburgh, qui ont tenté localement une approche similaire. [2] On note aussi que le nombre de contaminations au VIH et IST est plus important en Corée du Sud suite à la pénalisation des clients. [3]
Pour finir, le médiateur suédois pour l’égalité et contre les discriminations se démarque aussi de son gouvernement et affirme son désaccord sur le fait que la stigmatisation accrue pourrait presque être perçue comme positive car elle dissuade l’exercice de la prostitution. [4]