Projet de loi relatif au harcèlement sexuel (intervention en hémicycle, 11 juillet 2012)

 PJL n° 592 :

relatif au harcèlement sexuel (PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE)

Discussion générale

Mercredi 11 juillet 2012

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

Madame la Présidente, Mesdames les Ministres,

Madame et Monsieur les RapporteurEs,

Madame la Présidente de la Délégation aux droits des femmes,

Monsieur le Président de la Commission des Lois,

Mes ChèrEs collègues,

 

Nous sommes tous ici convaincus de la nécessité de voter sans délai le projet de loi discuté aujourd’hui pour combler le vide juridique créé par l’abrogation, par le Conseil constitutionnel, en vertu de sa décision du 4 mai 2012 consécutive à une QPC, de l’article 222-33 du code pénal définissant le délit de harcèlement sexuel.

Pour illustrer, s’il est nécessaire, l’urgence d’un tel vote, permettez-moi d’évoquer un cas récent et à mes yeux tristement exemplaire. Je vous lirai ainsi la lettre que j’ai reçue il y a quelques jours d’une jeune collègue universitaire. Je veillerai bien sûr ici à préserver rigoureusement l’anonymat de tous les acteurs impliqués.

Voici donc l’essentiel de ce courrier :

Il y a déjà presque sept ans, entre novembre 2005 et avril 2006, j’ai été victime de harcèlement et d’agressions sexuelles. Agrégée […] doctorante, j’étais alors allocataire-monitrice à l’Université « A » et mon agresseur était maître de conférences dans ce même établissement.

Au bout de plusieurs semaines d’un calvaire quotidien, j’ai trouvé la force de parler à quelques-uns de mes collègues allocataires qui m’ont aidée à me rendre au commissariat afin d’y déposer une main courante. S’est alors engagée une très longue procédure […] À la suite du dépôt de ma main courante, le procureur de la République, frappé par la gravité des faits que j’avais relatés, a ordonné une enquête. Les services de police, eux-mêmes convaincus par les résultats de leurs investigations, m’ont incitée à me porter partie civile, ce que j’ai fait en juin 2007 par le truchement de mon avocate. Mon agresseur a d’abord été placé sous contrôle judiciaire, puis mis en examen à l’automne 2007 pour harcèlement sexuel et agressions sexuelles par personne ayant autorité. Au cours de l’instruction, conduite par le doyen des juges d’instruction du tribunal correctionnel de Paris, mon agresseur a multiplié les manœuvres dilatoires, afin de ralentir voire de bloquer la procédure en cours. Ces nombreuses péripéties expliquent que ce n’est qu’en mai 2010 que le juge d’instruction a pu rendre sa décision et demander le renvoi de mon agresseur devant le Tribunal correctionnel de Paris pour harcèlement en vue d’obtenir des faveurs de nature sexuelle et pour agression sexuelle, le tout par personne ayant autorité.

[En] novembre 2010 s’est tenu le procès devant le Tribunal correctionnel de Paris qui a reconnu mon agresseur coupable de tous les faits qui lui étaient reprochés et l’a condamné à une peine de dix-huit mois de prison avec sursis. Jugé particulièrement dangereux par le tribunal, son inscription sur le fichier Europol des délinquants sexuels a en outre été ordonnée. Mon agresseur a alors fait appel et un second procès s’est tenu [en] février 2012, après qu’il eut réussi à faire reporter une première audience en essayant de faire annuler la procédure au motif de questions prioritaires de constitutionnalité. [En] avril 2012, la cour d’appel de Paris a rendu sa décision, réduisant la peine de mon agresseur, mais lui infligeant une condamnation pour harcèlement moral et sexuel par personne ayant autorité et prononçant une peine de trois mois d’emprisonnement avec sursis. Malheureusement pour moi, la décision récente du Conseil constitutionnel […] me prive du bénéfice de toutes ces années d’effort et de souffrance pour faire reconnaître par la justice la réalité du harcèlement que j’ai subi. […]

En parallèle à cette procédure judiciaire, s’est déroulée une procédure disciplinaire. La commission de discipline de l’Université « A » a d’abord infligé un blâme à mon agresseur, puis le CNESER disciplinaire (Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche statuant en matière disciplinaire) a confirmé cette sanction. Mais mon agresseur a réussi à faire annuler cette décision par le Conseil d’État pour vice de forme. Très récemment, [en] juin 2012, le CNESER disciplinaire en formation de jugement s’est à nouveau réuni. Au mépris des décisions judiciaires, qu’il a estimé pouvoir ignorer en raison de la décision récente du Conseil constitutionnel […], il a décidé de relaxer mon agresseur. […]

Je conteste avec d’autant plus de vigueur la décision prise par le CNESER disciplinaire qu’elle intervient dans des conditions dont la légalité semble plus que douteuse. En effet, l’un des dix membres de la formation disciplinaire est maître de conférences […] à l’Université « B » et il appartient par conséquent à la même Faculté que les deux avocats de mon agresseur, également maîtres de conférences […] à l’Université « B ». En outre, c’est également à l’Université « B » que le père de mon agresseur exerçait en qualité de professeur […] jusqu’à sa retraite très récente. Un autre membre du CNESER disciplinaire, professeur […] à cette même Université « B », est secrétaire général du syndicat « Y », alors que le père de mon agresseur est toujours secrétaire de la section de l’université « B » de ce même syndicat.

De toute évidence, il y avait conflit d’intérêt et ces deux membres du CNESER n’auraient dû pouvoir siéger lors de cette session disciplinaire. N’étant que « témoin » dans cette procédure disciplinaire – ce qui est, soit dit en passant, un statut intenable pour une victime qui n’a pas droit à bénéficier de l’assistance d’un avocat -, je ne suis pas habilitée à déposer un recours.

Ce récit dit tout : la souffrance de la victime, le calvaire qu’est son parcours judiciaire, mais aussi les terribles dégâts du vide juridique que nous devons combler aujourd’hui. Il y a quelques jours, au téléphone, l’intéressée m’a d’ailleurs avoué qu’aujourd’hui, mise dans la même situation, elle renoncerait à porter plainte, sachant à quelles douloureuses tribulations condamne une telle démarche. Et l’on peut comprendre, dans ces conditions, le nombre relativement très bas des plaintes effectivement déposées, de toute évidence sans commune mesure avec le nombre probable des victimes réelles.

Au fil des dernières semaines, ministres et sénateurs de toutes sensibilités ont collaboré d’une manière exemplaire et dans le cadre d’un dialogue exigeant avec la société civile et avec les professionnels appelés à faire face à ce type de délit. Nous pouvons nous en féliciter.

Mais le courrier que je viens de vous lire souligne aussi le possible décalage entre les jugements rendus par nos tribunaux et les décisions prises par certaines instances disciplinaires internes.

La loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires protège les fonctionnaires ainsi que les agents non titulaires de droit public contre le harcèlement sexuel. Tout agent ayant procédé, ou enjoint de procéder, à des agissements de harcèlement sexuel est passible d’une sanction disciplinaire, indépendante d’une éventuelle sanction publique. Mais dans le cas que j’ai cité, le vide juridique a permis à l’instance disciplinaire de blanchir l’accusé en toute « bonne conscience » corporatiste, et de lui éviter tout « accroc » de carrière.

Comment faire coïncider la décision de l’instance disciplinaire avec le jugement des tribunaux – sans pour autant l’en faire dépendre ? Comment permettre à la victime de ne pas « être seulement témoin » mais aussi d’être assistée par un avocat ? Ces questions sont délicates, et notre PJL n’y répond pas.

Car au-delà la loi, nous devons y songer, c’est tout un travail de sensibilisation au délit de harcèlement sexuel qui devra être fait dans la société comme auprès de nos administrations.

Dans ce dernier cas, une circulaire serait certainement bienvenue, posant les conditions indispensables à une neutralité et à une équité réelles, prévenant les possibles conflits d’intérêt et rendant impossibles toute connivence ou toute complaisance, au sein des instances disciplinaires internes, « entre collègues de même rang ». L’on pourrait peut-être ainsi recommander la présence, au sein de ces instances, d’un quota de membres venus d’autres administrations que celle dont la personne jugée est issue.

Le projet de loi du gouvernement, dont la rédaction doit manifestement beaucoup aux propositions de loi déposées préalablement par les sénatrices et les sénateurs, définit le harcèlement sexuel avec une clarté et une précision telles qu’il devrait être à l’abri d’une censure du Conseil constitutionnel.

Cette clarté et cette précision nous prémunissent en outre contre des dérives toujours possibles.

La première serait que des conflits avec l’employeur soient abusivement qualifiés de harcèlement sexuel par l’employé(e) ou par ses représentants.

Une seconde dérive serait que l’atmosphère dans les entreprises ou les administrations ne devienne irrespirable dès lors que chaque regard, chaque geste amical ou affectueux, pourrait être considéré comme relevant du harcèlement sexuel. Connaissant bien les universités nord-américaines, ces temples du « politiquement correct », je sais à quels comportements caricaturaux et à quelle aseptisation étrange de la vie sociale peuvent conduire de tels excès.

Troisième dérive possible enfin : si le harcèlement sexuel touche très majoritairement les femmes, nous ne devons pas oublier qu’il touche également les hommes, et que s’il touche les personnes hétérosexuelles, il touche aussi les personnes homosexuelles, ainsi que, enfin, et de manière particulière, les transsexuels ou transgenres durant leur transition. Aucune « monopolisation » féminine et/ou hétérosexuelle du délit de harcèlement ne doit priver les autres victimes potentielles du bénéfice de la protection de la loi.

Le groupe écologiste a déposé quelques amendements visant à renforcer, de ces divers points de vue, la précision d’un texte que, dans son ensemble, il approuve et qu’il votera.

Merci de votre attention.