Pourquoi nous voterons contre la proposition de pénalisation des clients (Le Monde.fr, 28 novembre 2013)

La proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel présentée par les députés socialistes Maud Olivier, Catherine Coutelle et leurs collègues, par ailleurs soutenue par Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, sera débattue à l’Assemblée nationale, vendredi 29 novembre 2013.

S’il comporte bien quelques mesures intéressantes, tel l’accompagnement des personnes prostituées souhaitant quitter la prostitution ou l’abrogation du délit de racolage (déjà votée au Sénat en mars), cette proposition n’en est pas moins un texte d’inspiration moralisatrice, marqué par un souci d’hygiénisme social, tournant le dos aux préoccupations de santé publique, et niant la complexité des situations de prostitutions pour la réduire à l’esclavage.

POLITIQUES PROHIBITIONNISTES

C’est ce dont témoigne notamment la pénalisation des clients qu’il instaure, des clients qui seraient passibles d’amende, de 1500 euros ou plus, et contraints de suivre des stages de sensibilisation destinés à les faire réfléchir sur les implications et les conséquences de leurs actes. Les politiques prohibitionnistes dont cette mesure s’inspire auront pour conséquence une plus grande précarité pour celles et ceux qui ont recours à la prostitution pour gagner leur vie. C’est le constat que dressent les organisations internationales, comme Onu sida et les ONG qui accompagnent les personnes prostituées dans l’accès à leurs droits.

La prostitution peut aussi concerner les hommes ou les personnes transgenres/transsexuelles et elle est pratiquée sur une très large tranche d’âge, par des personnes de nationalité française ou étrangère. Elle peut être régulière ou occasionnelle, se pratiquer sur la voie publique ou à l’intérieur, de forme plus ou moins contrainte ou autonome. Cette complexité, que met en lumière le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), est niée par ce texte.

Que des femmes et des hommes aient recours à la prostitution sans contrainte est une réalité. Les stigmatiser ne résout rien. Il est grand temps, pour la société et a fortiori pour le législateur, de rompre avec ces préjugés, qui humilient ces femmes et ces hommes et qui n’honorent pas celles ou ceux qui en jouent pour des raisons purement idéologiques.

Nous regrettons qu’on n’ait pas assez écouté les personnes prostituées elles-mêmes pour mieux se saisir de la question et éviter d’imposer une loi à toutes et à tous d’une manière autoritaire et non concertée.

ISOLEMENT ET CLANDESTINITÉ

Nous regrettons que les chevilles ouvrières de cette proposition de loi n’aient pas davantage prêté l’oreille aux ONG et aux associations qui s’occupent de la santé des personnes prostituées et leur apportent leur aide, et qui annoncent, si ce texte est voté et appliqué, une précarisation accrue de ces personnes. Elles seront condamnées dès lors à l’isolement et à la clandestinité, travaillant à domicile par internet, plus que jamais à la merci de leurs clients par l’effet d’une raréfaction de la demande, et plus que jamais exposées aux violences ainsi qu’aux risques sanitaires, en raison d’une moindre utilisation des moyens de protection. La pénalisation des clients aura de fait bel et bien les mêmes effets que l’instauration, en 2003, du délit de racolage public.

Nous regrettons que l’Etat, par la loi, s’octroie le droit de décider pour elles ce que les femmes feront ou non de leur corps, bafouant ainsi la première des libertés individuelles, dès lors que celles qui se prostituent le font par libre consentement, que ce choix soit ou non lié à des difficultés économiques ou aux accidents imprévisibles de la vie.

REPRÉSAILLES DES PROXÉNÈTES

Nous regrettons que la proposition de loi en examen réintroduise le filtrage administratif de l’Internet que nous avons abrogé, sans même avoir pris la peine de consulter le Conseil national du numérique contrairement aux engagements du gouvernement.

Nous regrettons que l’autorisation de séjour qu’il est prévu d’accorder aux personnes prostituées étrangères ayant cessé la prostitution soit de six mois seulement. Celles-ci devront-elles ensuite rentrer chez elles et subir les représailles de leurs proxénètes, lesquels n’hésiteront pas à leur faire payer au prix fort leur incartade ?

Nous regrettons que le montant du fonds d’aide pour la protection des victimes de la prostitution demeure dans un flou d’autant plus inquiétant que le contexte actuel de restrictions budgétaires n’autorise guère de charges supplémentaires.

Nous regrettons enfin que l’idéologie radicale qui sous-tend cette proposition de loi irréaliste s’accommode d’une hypocrisie qui ne veut pas dire son nom. D’un côté, le délit de racolage est abrogé. De l’autre, les clients des personnes prostituées sont pénalisés.

A quoi joue-t-on? Légiférer n’est pas moraliser. Et moraliser une société sur le dos des personnes prostituées ne relève certes pas d’une politique éthique.

Quoi qu’il en soit, nous, signataires de cet appel, affirmons qu’une lutte sans faille doit être menée contre le proxénétisme et toutes les formes de traite des êtres humains, lutte qui ne doit pas être éclipsée par un débat à la fois daté, pudibond et moralisateur. Nous voterons résolument contre une proposition de loi qui sacrifie l’éthique politique à l’idéologie.

Les signataires:
Esther Benbassa, sénatrice (EELV) du Val-de-Marne ; Sergio Coronado, député (EELV) des Français établis hors de France ; Kalliopi Ango ella, sénatrice (EELV) des Français établis hors de France ; Isabelle Attard, députée (EELV) du Calvados ;Denis Baupin, député (EELV) de Paris 6. Jean-Marie Bockel, sénateur (UDI-UC) du Haut-Rhin ; Christophe Cavard, député (EELV) du Gard 8 ; Yvon Collin, sénateur (RDSE) du Tarn-et-Garonne ; Pierre-Yves Collombat, sénateur (RDSE) du Var ;Jean-Pierre Decool, député (app UMP) du Nord ; Patrice Gelard, sénateur (UMP) de Seine-Maritime ; Joël Giraud, député (PRG) des Hautes Alpes ; Nathalie Goulet, sénatrice (UDI-UC) de l’Orne ; Sylvie Goy-Chavent, sénatrice (UDI-UC) de l’Ain ;Denis Jacquat, député (UMP) de la Moselle ; Joël Labbé, sénateur (EELV) du Morbihan ; Jean-Yves Leconte, sénateur (PS) des Français établis hors de France ;Hélène Lipietz, sénatrice (EELV) de Seine-et-Marne ; Roger Madec, sénateur (PS) de Paris ; Noël Mamère, député (EELV) de la Gironde ; Jean-Pierre Michel, sénateur (PS) de la Haute-Saône ; Paul Molac, député (EELV) du Morbihan.Barbara Pompili, députée (EELV) de la Somme, co-présidente du groupe écologiste à l’Assemblée nationale ; Henri de Raincourt, sénateur (UMP) de l’Yonne ; Jean-Louis Roumégas, député (EELV) de l’Hérault ; Odile Saugues, députée (PS) du Puy-de-Dôme ; Eric Straumann, député (UMP) du Haut-Rhin.  

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