
« Je ne vois pas bien l’intérêt de voter lorsque la personne croit qu’on est encore sous de Gaulle… » L’interrogation, formulée par un juge des tutelles, situe le niveau d’incompréhension qui entoure les annonces de la secrétaire d’État chargée du handicap Sophie Cluzel formulées la semaine dernière. Passées inaperçues, ces mesures ouvrent la voie à une plus grande autonomisation des majeurs sous tutelle, mais font craindre un désengagement de l’État auprès des personnes vulnérables. Explications.
Le 25 octobre 2018, dans une interview accordée au Parisien, Sophie Cluzel annonce que « toutes les personnes handicapées pourront voter et se marier ». La secrétaire d’État explique que sur les 700 000 majeurs placés sous tutelle ou curatelle en France, 300 000 « sont privés par décision d’un juge de voter ». « Cette mesure est prise sous prétexte de les protéger. On leur enlève donc ce droit, pourtant, inaliénable et inconditionnel. C’est une forme de discrimination, une façon de leur dire vous êtes des citoyens à part », s’emporte la secrétaire d’État.
Laquelle va plus loin encore, et soutient qu’à l’avenir, les majeurs sous tutelle pourront également se passer de l’autorisation du juge pour « se marier, divorcer, se pacser ». « On va arrêter de dire aux personnes handicapées ce qu’elles doivent faire. Ce n’est plus possible ! » s’insurge-t-elle.
Plus d’autonomie, mais plus de vulnérabilité ?
Une prise de position aussitôt tempérée par la garde des Sceaux, Nicole Belloubet qui, alors qu’elle détaille sa réforme de la justice, courant octobre, devant la commission des Lois du Sénat, présente un amendement. Si la ministre entend bien « supprimer l’autorisation préalable du juge – une nouveauté extrêmement importante – pour le mariage, la signature d’un pacs ou la décision de divorcer », c’est aussitôt pour conférer cette possibilité… au tuteur.
« La protection de la personne protégée reste assurée, explique en effet Nicole Belloubet, puisque la personne en charge d’une mesure de protection (un membre de la famille ou à défaut, un mandataire judiciaire à la protection des majeurs désigné par le juge, NDLR) devra être informée préalablement au dépôt du dossier en mairie, et elle bénéficiera d’un droit d’opposition au mariage plus large qu’aujourd’hui. »
En clair, le gouvernement se contente d’opérer un transfert de compétences en vue d’alléger la charge de travail des magistrats et, objectif moins avouable, d’alléger la dépense publique… Quant au droit de vote des personnes protégées, la ministre confirme vouloir une entrée en vigueur rapide de la mesure via une suppression de l’article L5 du Code électoral.
Volonté de faire des « économies », selon les détracteurs du projet
En commission des Lois, l’amendement de la ministre a toutefois été rejeté. Esther Benbassa, la sénatrice EELV de Paris, dénonçant la volonté du gouvernement de faire des « économies » en se passant du juge.
« Eu égard aux risques d’abus de faiblesse touchant des personnes vulnérables, il nous semble que l’intervention du juge reste indispensable », a quant à lui expliqué François-Noël Buffet, sénateur Les Républicains (LR) et co-rapporteur du projet de loi.
Ce sur quoi tombent d’accord plusieurs professionnels interrogés par Le Point. « Les juges des tutelles ont été pétrifiés par les annonces de Sophie Cluzel, confirme Viviane Bréthenoux, juge des tutelles et membre de l’Union syndicale des magistrats (USM). C’est dangereux dans l’intérêt de la personne protégée. Il y a un risque qu’on abuse de sa crédulité, de sa gentillesse. J’ai des exemples en tête. Il y a des personnes sous protection qui sont régulièrement victimes d’abus de faiblesse. Nous désignons justement des tuteurs pour éviter que ça ne s’aggrave. »
Éviter les abus de faiblesse
Contactée par Le Point, une magistrate raconte ainsi avoir dû intervenir il y a quelques jours pour empêcher la transcription sur l’état civil du mariage d’une majeure protégée : « Elle s’était rendue dans son pays d’origine, le Maroc, pour un court séjour. Elle est revenue avec un mariage qu’elle a tenté de faire homologuer en France. Mais j’ai appris qu’il n’y avait pas d’amour ni de vie conjugale. C’était juste quelqu’un qui essayait de profiter d’elle ».
« L’idée, ce n’est pas de les empêcher d’avoir des droits, reprend Vivane Bréthenoux. Notre objectif, c’est de prendre des mesures dans leur intérêt. » La juge ajoute : « De plus, faire l’amalgame avec les handicapés ne me paraît pas judicieux. Sous tutelle, on n’est pas forcément handicapés. On parle de maladies qui alternent les facultés intellectuelles. Les mesures que l’on prend sont temporaires, elles peuvent durer dix ans, cinq ans ou moins. »
« Besoin du regard extérieur du juge »
Même son de cloche du côté des mandataires judiciaires à la protection des majeurs. « Nous avons de nombreux cas qui remontent du terrain, explique Hadeel Chamson, délégué général de la Fédération nationale des associations tutélaires (Fnat). Il y a dix jours, j’ai eu une discussion avec un directeur de service dans le sud de la France. Il y avait de très fortes suspicions d’abus de la part d’une auxiliaire à domicile qui s’occupait d’une personne sous tutelle avec un patrimoine assez important et qui voulait se marier. »
« Avec le nouveau dispositif, il n’y aura plus ce regard de l’extérieur, celui du juge, qui est pourtant nécessaire, poursuit le responsable de la Fnat. Il faut qu’on autorise le juge à avoir ce regard, dans les cas par exemple, de suspicions de captation de patrimoine par des gens malintentionnés. Les propositions faites par le gouvernement ne sont pas assez vigilantes. »
Le droit de vote en question
« Le droit de vote, pour des gens qui ne savent même pas quel jour on est, pose aussi problème », lance également un professionnel du secteur. Les sénateurs LR François Pillet et Philippe Mouiller y sont, eux, favorables, mais pas dans le cadre d’un amendement « fourre-tout ». Les deux politiques réclament ainsi une vraie réflexion avant de « bouleverser complètement la protection des incapables majeurs ».
« Le principe, c’est d’avoir le droit de vote. Par exception, on l’enlève pour avis médical, explique Vivane Bréthenoux, de l’USM. Parfois, on le laisse, car ce sentiment de dignité, d’appartenance à la citoyenneté, c’est tout ce qui reste à la personne protégée. Mais la réelle difficulté, c’est de mettre en œuvre ce droit. » Avant de vouloir l’étendre, encore faudrait-il en effet faire en sorte que toutes les personnes en capacité de voter puissent être accompagnées à l’isoloir les jours d’élections et avoir une idée du contexte politique.
« On est partis sur des droits dogmatiques, conclut Hadeel Chamson. Nous, nous voulons des droits effectifs. Attention de ne pas affaisser notre système de protection en voulant faire de l’individualisme forcé, alors qu’on devrait plutôt augmenter les moyens mis à disposition des majeurs protégés. » Il y a urgence. Selon une étude de 2016 commandée par la Direction générale de la cohésion sociale, au vu du vieillissement de la population et des politiques publiques en faveur d’un meilleur accompagnement des personnes vulnérables, les mesures de protection pourraient avoir doublé d’ici 2040.
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