Le Sénat a adopté jeudi à une large majorité la proposition de loi de la sénatrice écologiste Esther Benbassa visant à abroger le délit de racolage passif. Une adoption qui ne s’est pas faite sans heurts : le clivage est profond à gauche entre partisans de l’abolition de la prostitution, voire d’une pénalisation des clients, nombreux au PS, mais aussi au parti communiste et à droite, et ceux qui, comme les écologistes, plaident pour une ligne plus libérale (lire ici le compte-rendu des débats sur le site du Sénat).
L’instauration d’un délit de racolage public était l’un des emblèmes des années Sarkozy. Instauré en 2003, il punit de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende le fait pour les prostitué-e-s de se livrer à tout racolage des clients sur la voie publique, même de façon “ passive ” (une notion qui reste très floue en droit). Au cours de la campagne électorale, François Hollande s’était engagé à le supprimer.
Du Front de gauche aux centristes de l’UDI, tout le monde s’est accordé à en tirer un bilan très négatif, qu’ont confirmé les récents rapports de Médecins du Monde et de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) (lire ici notre article).
« Le délit a relégué les prostituées dans des forêts, des parkings isolés, des terrains vagues », a plaidé la ministre de la justice Christiane Taubira. « L’abrogation n’a pas aidé à dominer la prostitution, n’a pas aidé à la réinsertion des prostitués, n’a pas permis de lutter contre les réseaux » de proxénétisme, a défendu le socialiste Jean-Pierre Sueur. « Cet article du Code pénal a conforté les prostituées dans cette place de victimes, les a vulnérabilisées, fragilisées, stigmatisées, les a éloignés du soin, du droit, de la possibilité de s’en sortir », a plaidé la rapporteure Virginie Klès (apparentée PS). Conseillère technique au ministère de l’intérieur en 2003, l’ancienne ministre de Nicolas Sarkozy Chantal Jouanno (désormais à lUDI’ centriste) avait contribué à la création du délit de racolage. Dix ans plus tard, elle en reconnaît elle aussi les limites. Seule l’UMP Joëlle Garriaud-Maylam a refusé de critiquer le dispositif, « insuffisant, mais qui a au moins le mérite d’exister ».
Mais le débat a tout de même provoqué bien des remous au sein de la majorité. Premier acte, en novembre : la sénatrice écologiste Esther Benbassa présente une première mouture de sa proposition, mais doit la retirer à la demande du gouvernement, comme l’avait révélé Mediapart.
Deuxième acte, ces derniers jours : alors que la proposition a été adoptée à l’unanimité par la commission des lois du Sénat, c’est un amendement inattendu du groupe PS qui propose de l’y renvoyer. Une façon de la reporter aux calendes grecques.
Certains sénateurs PS, partisans d’une abolition pure et simple de la prostitution, craignaient en effet que l’abrogation ne crée un vide juridique, puisque le racolage dit “actif” n’aurait plus été sanctionné. Une situation qui, selon le socialiste Philippe Kaltenbach, aurait pu « ouvrir un espace plus large aux réseaux de prostitution ». « C’était un risque que les proxénètes s’engouffrent dans la brèche, qu’on ait un afflux de personnes prostituées », s’inquiète une parlementaire PS, qui jugeait urgent d’attendre la loi « globale » à venir. « Cette abrogation créerait un vide juridique ? Je ne le crois pas. Faut-il sanctionner les prostituées pour les punir d’avoir péché ? » a répondu Esther Benbassa.
En fait, cette passe d’armes rappelle le clivage très profond sur le sujet entre deux lignes bien distinctes. D’un côté, les « abolitionnistes », ultra-majoritaires au PS mais aussi chez les communistes, qui souhaitent interdire la prostitution et ne verraient pas d’un mauvais œil la pénalisation des clients. De l’autre côté, les tenants (écolos notamment) d’une vision plus libérale, qui insistent sur la protection des prostitué-e-s, souhaitent leur voir reconnu un statut de « travailleur-ses du sexe », et refusent de pénaliser les clients.
« Ce clivage est toujours aussi présent à l’intérieur de la gauche », explique Esther Benbassa, pour qui les arguments des abolitionnistes masquent un « discours moralisateur de pacotille. » « Je condamne le réglementarisme dégradant et le proxénétisme, mais pas la prostitution », dit-elle.
« Je suis abolitionniste, comme l’est le PS, comme l’est la France depuis 1960, plaide au contraire la députée PS Maud Olivier, très engagée sur ces questions. La prostitution est toujours une violence ! »
Prison ?
Le débat sur l’éventuelle pénalisation des clients agite la classe politique depuis des années. En 2011, députés de droite et de gauche avaient préconisé de pénaliser les clients. Danielle Bousquet (PS) et Guy Geoffroy (UMP) avaient déposé une proposition de loi prévoyant deux mois d’emprisonnement et 3750 euros d’amende. Elle n’avait jamais été discutée. Pendant la campagne présidentielle, Najat Vallaud-Belkacem, porte-parole de François Hollande devenue ministre des droit des Femmes, s’était dite favorable à la pénalisation du client.
Passera-t-elle aux actes? Un grand projet de loi sur la prostitution est annoncé pour novembre. D’ores et déjà, cinquante-quatre associations féministes regroupées au sein du collectif « Abolition 2012 » (Le Nid, Osez le féminisme, Les Chiennes de garde) réclament « l’abolition du système prostitueur ».
Sur leur site internet, elles se prévalent du soutien de nombreuses personnalités politiques: le président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone, le ministre PS Benoît Hamon, la communiste Marie-George Buffet, d’autres parlementaires socialistes et Front de gauche… « Nous ne voulons pas la prostitution pour nos enfants et nous ne voulons pas que nos fils soient clients, a expliqué au Sénat jeudi la sénatrice Laurence Rossignol, qui soutient l’initiative. La soumission des femmes par la prostitution est inscrite dans l’histoire de la domination masculine. (…) La France devra choisir : soit banaliser le commerce du sexe et créer un statut de travailleur sexuel, soit l’éradiquer en tarissant la demande. Et ce n’est pas en ouvrant des maisons closes qu’on y parviendra.» Juste avant elle, un sénateur UMP venait de plaider pour l’ouverture de « lieux de rencontre » réglementés. « Autant rouvrir les maisons closes! La prostitution heureuse, libre et choisie est un mythe, une extrapolation pervertie de la libération sexuelle! », a rétorqué Laurence Rossignol.
Jeudi au Sénat, le gouvernement a toutefois repoussé des amendements de Chantal Jouanno proposant de pénaliser les clients, jugés « prématurés » par Najat Vallaud-Belkacem.
Mais plusieurs socialistes et communistes n’ont pas caché qu’ils soutenaient l’idée. « Il faudra travailler sur une pénalisation peut-être du client, beaucoup de socialistes n’y sont pas défavorables », a explique Philippe Kaltenbach. « Le client doit être pénalisé », a d’ailleurs martelé vendredi le PS dans un communiqué. Laurence Cohen (communiste) a insisté elle aussi sur la « sensibilisation » des clients, tout en doutant de la nécessité d’instaurer des « peines de prison » pour les clients des prostitué-e-s.
« La loi devra renforcer la répression du proxénétisme et de la traite, accompagner les prostituées qui veulent en sortir, mais aussi décourager énormément le client », confirme la députée PS Maud Olivier, qui prépare une proposition de loi pour le mois de novembre. Jusqu’à la sanctionner? « On ne va pas le mettre en prison… Ça peut commencer par un simple rappel à la loi. On pourrait leur faire suivre des stages dans une association qui s’occupe des femmes victimes. Et pour les récidivistes, on verra…» La Suède, qui a pénalisé la prostitution, est souvent citée en exemple par les abolitionnistes, qui rappellent, à l’instar de Chantal Jouanno, que « 90 % des prostituées dépendent d’un réseau mafieux ».
Esther Benbassa se dit au contraire « tout à fait contre la pénalisation », une position partagée, par exemple, par la philosophe Elisabeth Badinter. « L’idéologie abolitionniste repose sur deux postulats : la sexualité tarifée est une atteinte à la dignité des femmes ; les prostituées sont toutes des victimes et leurs clients, tous des salauds, a plaidé Esther Benbassa. La réalité de la prostitution est bien plus complexe. Les prostituées n’exercent pas toutes sous la contrainte, on oublie volontiers que des hommes aussi se prostituent! ».
Selon elle, la pénalisation du client a d’ailleurs donné « des résultats assez négatifs: en Suède, la prostitution de rue a bien disparu après la loi, mais la pénalisation a entraîné l’apparition de « bordels flottants » qui permettent de transgresser la réglementation. Dans ces bateaux, la prostitution fleurit. Par ailleurs, elle a fait basculer la prostitution de la rue sur Internet. En Norvège, les autorités viennent de publier un rapport négatif sur la pénalisation en montrant qu’elle n’avait pas empêché non plus la prostitution. »
Il y a quelques jours, les abolitionnistes ont en tout cas obtenu une première victoire : le retrait par le président du Conseil général de l’Essonne, Jérôme Guedj, d’une résolution instaurant l’assistance sexuelle aux handicapés. Une solution soutenue par plusieurs associations d’aides aux handicapés, mais assimilée à de la prostitution par ses détracteurs.