Non, M. Valls, les intellectuels ne sont pas des pompiers – Esther Benbassa, Huffington Post, 9 mars 2015 (Sauvons l’université, 13 mars 2015)

vendredi 13 mars 2015, par Walter Benjamin

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Manuel Valls, Premier ministre, dans la rhétorique lyrico-dramatique qu’il affectionne ces derniers jours pour s’insurger contre la montée du FN, se demande, je le cite : « Où sont les intellectuels, où sont les grandes consciences de ce pays, les hommes, les femmes de culture, qui doivent monter, eux aussi, au créneau ? Où est la gauche ? »

Les intellectuels, M. Valls, oubliés par les politiques depuis belle lurette, ne peuvent être ainsi appelés à la rescousse in extremis, lorsque tout va mal. Il aurait fallu y penser un peu avant, et se souvenir de cette époque où leurs idées servaient encore à élaborer du politique.

Vous voulez savoir où ils sont ? Je vais vous le dire. Ils sont dans leurs universités paupérisées, sans moyens, voués à la course aux projets pour récolter de l’argent afin de continuer leurs recherches, avec, pour les plus jeunes (et souvent les plus créatifs), un salaire qu’un huissier au Parlement se sentirait humilié de recevoir.

Lire ? Penser ? Mais qui a le temps ?

Nous sommes à l’ère des énarques de cabinets. L’intelligentsia a été remplacée par des technocrates. Appelez-les donc au secours, cher M. Valls. Les livres aussi, d’ailleurs, ont été remplacés – par de petites notes de 1500 signes (espaces compris). Quel politicien peut se targuer d’avoir récemment consulté une étude de fond ? Je ne vois pas beaucoup de doigts se lever… Au moins Mme Pellerin, ministre de la culture, a-t-elle eu le cran de reconnaître qu’elle n’avait pas eu le temps de lire un livre depuis deux ans.

Quant aux « rapports » qui pleuvent sur nos décideurs, avec qui sont-ils donc rédigés ? Ce ne sont généralement pas celles et ceux qui pensent le sujet abordé qui sont sollicités, mais des cabinets de consultants, des experts autoproclamés, qui répondent à ceux qui les ont mandatés ce qu’ils attendent…

Lorsque l’on met sur pied des auditions, au Sénat, à l’Assemblée, ne faut-il pas forcer la main des administrateurs pour faire inviter des intellectuels, des spécialistes, des esprits non conformes ? Ne faut-il pas bien souvent se contenter du témoignage des « officiels » et de leur langue de bois inaudible, ou des douteuses lumières de ces étoiles filantes passées sur telle ou telle chaîne et qu’on fait mine de prendre pour des savants ?

Quant aux médias, enfin, on n’y veut plus depuis longtemps de la pensée haute couture, juste du prêt-à-porter. Du rapide, du simple, du sec. Des phrases composées d’un sujet, d’un verbe et d’un complément.

La boucle est bouclée. Et elle tourne à vide. Les politiciens « communiquent », sans se nourrir l’esprit d’un peu de culture, se contentant de répéter inlassablement les mêmes lieux communs.

Le savoir finira sous peu par devenir obscène.

Les intellectuels : abandonnés, bafoués, marginalisés

Oui, les intellectuels, alliés historiques de la gauche, ont été abandonnés, leur statut bafoué, leur condition marginalisée. Ils n’ont plus droit qu’à une secrétaire d’Etat pour s’occuper de la recherche et de l’enseignement supérieur. Et même, depuis quelques jours, ils n’ont plus droit à rien du tout, ou presque : ils ne sont que le fond du fond de l’immense portefeuille de Mme Vallaud-Belkacem.

Les intellectuels ? Renvoyés à leur triste sort, comme le peuple de gauche, qu’on s’est ingénié à trahir depuis le début de ce mandat. Et maintenant que le FN est, paraît-il, aux portes du pouvoir, on s’adresse à eux ?

Trop tard, M. Valls. Il y a encore une conscience de gauche en France, des hommes et des femmes de culture, mais ils ne font hélas plus confiance au gouvernement de la France. On n’a fait aucun geste à leur endroit. Maintenant, vous en subissez les conséquences.

Un seul recours : les spin doctors !

Ce ne sont ni les messes républicaines, ni les mots fétiches, « laïcité », « service civil », « République », « chantons la Marseillaise », etc., qui suffiront à nous faire échapper au désastre électoral qui vient. La République des professeurs est morte, on l’a tuée. Elle n’est pas moins déprimée que ce peuple de gauche contraint de subir une politique pour laquelle il n’a pas voté.

Vous avez été à la hauteur, pendant la période des attentats, je n’en disconviens pas. Mais cela ne compensera jamais les défaillances passées – ou récentes. Vous n’avez été, le reste du temps, ni de gauche ni convainquant. La communication ne fabrique pas de l’engagement.

Oui, les « intellos » auraient pu être à vos côtés pour lutter contre le FN. Mais ils sont retournés à leurs tanières, déçus, découragés, et comme tant d’autres, presque désespérés. Allons, un peu de courage, vos conseillers techniques et vos spin doctors vont bien vous tirer de là !

Juste un mot, avant de finir : ça ne sert à rien de nous faire peur avec la montée du FN, la peur n’est jamais bonne conseillère. Pour que cela bouge, et que cela bouge vraiment, il faudrait nous proposer autre chose qu’une vaine rhétorique ou des demi-mesures comme celles dont on vient de gratifier nos quartiers populaires. C’est une politique économique, sociale, écologique qui change vraiment la vie des Français que nous attendons. 2017 est encore loin.

 

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