Discussion générale du jeudi 7 février 2013 :
Madame la Ministre, Monsieur le Président, CherEs collègues,
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme, en son article 11, que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
C’est inspiré par cet article que, le 29 juillet 1881, le législateur a adopté la loi sur la liberté de la presse, qui définit les libertés et les responsabilités de la presse française, en imposant un cadre légal à toute publication, de même qu’à l’affichage public, au colportage et à la vente sur la voie publique.
Si les dispositions que modifie la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui relèvent de la loi du 29 juillet 1881 dite « sur la liberté de la presse », les infractions visées ne concernent en réalité que marginalement cette dernière. Il s’agit dans la majorité des cas de propos tenus en public et d’écrits provenant de particuliers, sans lien avec la presse.
Le droit en vigueur traite différemment les propos discriminatoires à caractère racial, ethnique ou religieux, et ces mêmes propos tenus à raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité sexuelle ou du handicap. Cette législation a été qualifiée avec raison de « discriminatoire » par la rapporteure de l’Assemblée nationale lors de sa discussion.
L’unification des délais de prescription proposée par la présente PPL permettrait ainsi de mettre fin à une inégalité de droit entre les victimes, qui n’est pas justifiable.
Cette harmonisation fait l’objet d’un très large consensus parmi les différentes personnalités entendues, lors des auditions, sur cette question. Le Défenseur des droits l’a par exemple recommandée dès 2011 dans la proposition de réforme n° 11-R009. La proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui en est directement inspirée.
Par ailleurs, le droit européen ne fait aucune différence entre les types de discriminations. L’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme interdit les discriminations, qu’elles soient fondées sur le « sexe », « l’appartenance à une minorité nationale » ou sur « toute autre situation ». Quant à l’article 13 du traité instituant la Communauté européenne, il dispose que « le Conseil… peut prendre toutes les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. »
Si le droit communautaire n’instaure pas de différence de traitement entre les types de discriminations, pourquoi le droit français devrait-il le faire ?
En l’état actuel de notre législation, l’action publique et l’action civile résultant des infractions prévues par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 se prescrivent par trois mois révolus.
Notons ici que ce délai est le plus bref de toute l’Europe et que le délai d’un an, en vigueur pour les discriminations de type racial, ethnique et religieux, constitue lui-même une dérogation importante au droit commun, qui prévoit un délai de prescription de trois ans pour les délits.
Voilà déjà huit années que les injures, diffamations, provocations à la haine racistes et xénophobes se prescrivent par un an. Ce délai n’a jusqu’ici nullement muselé la presse ni porté atteinte à la liberté d’expression. Pourquoi devrions-nous craindre l’application de ce délai d’un an aux propos relevant de l’homophobie, du sexisme et de l’handiphobie, et qui se prescrivent aujourd’hui par trois mois ?
Le texte dont nous débattons complète le travail entamé par la loi « Perben II » du 9 mars 2004 dite « pour la confiance dans l’économie numérique », et qui avait été motivée alors par la multiplication des propos antisémites sur Internet. « Perben II » introduisait une exception au régime de la loi sur la liberté de la presse de 1881 en portant à un an le délai de prescription de certaines infractions (provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, diffamation et injure) lorsqu’elles avaient été commises en raison de l’origine de la personne, de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.
Confronté à des évolutions techniques, liées notamment à l’essor d’Internet, qui rendent plus difficiles la détection et la répression de tels actes, le législateur avait voulu, par cette loi, adapter le droit aux nouvelles formes de criminalité, notamment cybernétique, et faciliter ainsi la poursuite de ces infractions.
C’est dans le droit fil de cette évolution que le texte n° 122, déposé à l’Assemblée nationale par Mme Catherine Quéré et M. Jean-Marc Ayrault et voté par les députés à une écrasante majorité (473 pour, 4 contre) le 22 novembre 2011, propose de porter à un an également le délai de prescription des délits de provocation à la haine, à la violence ou aux discriminations, de diffamation et d’injure commis en raison du sexe de la personne, de son orientation sexuelle, de son identité sexuelle ou de son handicap, aujourd’hui prescrits par trois mois.
L’inscription de ce texte à l’ordre du jour du Sénat intervient, cela ne vous aura pas échappé, dans un contexte particulier, celui du débat entourant le projet de loi relatif à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Débat qui a frayé la voie, ces dernières semaines, à un climat souvent ouvertement homophobe et à la multiplication de propos intolérables.
La présente proposition de loi, qui vient à point, a donc pour but de remédier à une anomalie juridique, en permettant que des actes punis des mêmes peines soient poursuivis dans les mêmes conditions.
Le meilleur moyen de situer clairement l’enjeu de notre débat sera peut-être, en l’occurrence, de citer ici Didier Eribon, philosophe et éminent spécialiste de la question gay. Voici ce qu’il écrit aux pages 25 et 26 de la récente réédition en poche de ses Réflexions sur la question gay :
« Au commencement il y a l’injure. Celle que tout gay peut entendre à un moment ou à un autre de sa vie, et qui est le signe de sa vulnérabilité psychologique et sociale (…). L’insulte est un verdict. C’est une sentence quasi définitive, une condamnation à perpétuité, et avec laquelle il va falloir vivre (…).
L’injure n’est pas seulement une parole qui décrit. Elle ne se contente pas de m’annoncer ce que je suis. Si quelqu’un me traite de ‘sale pédé’ (ou ‘sale nègre’ ou ‘sale youpin’), ou même, tout simplement de ‘pédé’ (‘nègre’ ou ‘youpin’), il ne cherche pas à me communiquer une information sur moi-même. Celui qui lance l’injure me fait savoir qu’il a prise sur moi, que je suis en son pouvoir. Et ce pouvoir est d’abord celui de me blesser. De marquer tout mon être de cette blessure en inscrivant la honte ou la peur au plus profond de mon esprit et de mon corps ».
Madame la Ministre, Monsieur le Président, mes cherEs collègues, vous le savez, les mots se transforment en certaines circonstances, et quelles que soient leurs cibles, en véritables armes. Ils peuvent tuer. Il apparaît fort malaisé et sans doute illégitime – Didier Eribon le souligne indirectement en rapprochant des exemples empruntés à des registres différents seulement en apparence – d’établir des degrés ou des classifications dans l’insulte ou l’injure. Pourquoi, dès lors, un an de délai de prescription pour les unes et seulement trois mois pour les autres ? A l’aune de quel instrument mesurer et comparer les blessures et les souffrances qu’elles infligent ?
N’imaginons cependant pas un instant, j’y insiste à nouveau, qu’en harmonisant nos délais de prescriptions, nous risquions de compromettre la liberté de notre presse.
Certes, le premier article de la Déclaration des Droits (Bill of Rights) américaine ne met pas de limite à la liberté d’expression. Cet amendement de la Constitution des Etats-Unis est entré dans les mœurs américaines. Ainsi que l’éducation qui va avec, et qui s’en est suivie au fil des siècles. Ce n’est bien sûr pas pour autant que les Américains sont des citoyens parfaits. Mais on peut penser ou espérer que la pédagogie qui en a découlé a permis d’encadrer plus ou moins une liberté en principe totale.
Un article publié en mai 2011 par l’Université de Montréal nous apprend qu’en France, 49% des décisions judiciaires liées à Internet sont rendues pour diffamation, contre 15% aux Etats-Unis et au Canada. Comment expliquer ce décalage ? Les Français seraient-ils moins que d’autres capables d’autocontrôle ? Internet aurait-il ouvert chez nous plus qu’ailleurs un espace échappant définitivement à tout cadrage ?
Ces chiffres sont, en tout état de cause, éloquents. Ils appellent à la réflexion. Ils nous interpellent sur les conditions requises pour un apprentissage responsable de cet outil nouveau qu’est Internet. Dans un pays comme le nôtre, où la menace de la sanction est brandie très tôt dans l’existence d’un enfant et continue d’encadrer en toute occasion la vie des adultes, dans le contexte français, en un mot, il semble pour le moins peu judicieux, quand bien même on le regretterait, de se prévaloir de l’exemple nord-américain pour laisser impunis les discours racistes, homophobes, sexistes ou autres qui envahissent la toile.
A cet égard, la différence de délai de prescription entre différentes infractions touchant à la liberté de la presse se justifie d’autant moins. Elle fragilise les actions menées en matière de répression des discriminations.
La présente proposition de loi vise donc à remédier à ces distorsions. Tout comme en 2004, elle ne concerne que marginalement les délits commis par voie de presse ; en réalité, elle a une portée plus large puisqu’elle vise les actes commis dans un cadre public, que les propos en cause soient écrits ou oraux. L’extension du délai de prescription permettrait ainsi une nette avancée de la protection des droits des personnes tout en simplifiant un régime aujourd’hui difficilement lisible.
Les victimes de ces infractions bénéficieraient toutes d’une protection comparable, Internet ayant multiplié les infractions commises à raison du sexe, de l’orientation, de l’identité sexuelle et dans une moindre mesure du handicap.
Le fait que des infractions, faisant l’objet des mêmes peines, se prescrivent les unes par un an et les autres par trois mois peut être considéré comme créant un écart à tout le moins disproportionné.
Une modification du droit actuel, destinée à redonner une cohérence au dispositif de lutte contre les provocations à la discrimination, les diffamations et les injures commises en public, paraît donc s’imposer.
Et ce d’autant plus que l’essor des réseaux sociaux, dont le développement était encore balbutiant à l’époque de l’examen de la loi « Perben II », a facilité leur diffusion en dématérialisant la parole et l’objet de ces propos diffamatoires.
Dans la contribution qu’elle a fait parvenir, l’Association des paralysés de France a par exemple souligné la multiplication des propos tenus contre les handicapés par le biais notamment de ces réseaux.
Comme pour tous les délits de presse, les infractions commises par le biais d’Internet sont des infractions instantanées, qui se prescrivent à compter du jour où elles ont été commises. Or une fois la prescription acquise, les propos peuvent rester en ligne.
Dans la lettre qu’il m’a adressée à ce propos, le Président du Conseil National des Barreaux, M. Christian Charrière-Bournazel parle ainsi d’Internet : « A la mémoire éphémère du papier s’est substituée une mémoire inaltérable et universelle qui ne laisse aucune chance à l’oubli. Or toute personne humaine a droit au respect de sa vie privée, de sa vie intérieure, à ses secrets et à l’oubli de ce qu’elle veut taire ». Il ajoute : « Il [Internet] permet en effet à la mémoire de l’emporter pour toujours sur l’oubli ».
Internet offre ainsi à tout particulier la possibilité de donner une publicité à des diffamations, à des provocations ou à des injures, en bénéficiant des garanties de la loi de 1881, sans que pour autant celui-ci soit soumis à la déontologie des journalistes. Cette situation avait déjà été soulignée par le rapport d’information n° 338 sur le régime des prescriptions civiles et pénales du 20 juin 2007 de nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung.
Une des justifications de la brièveté des délais tenait au caractère éphémère de l’infraction. Avec Internet, cette argumentation n’est plus aussi recevable : l’infraction ne disparaît plus avec le temps. Le temps bref qui avait pu être celui de la presse imprimée s’est paradoxalement allongé indéfiniment avec l’apparition d’Internet.
Outre la multiplication des messages et leur persistance, permises par Internet, leur traitement apparaît également particulièrement complexe. Il est difficile d’identifier non seulement les responsables de sites mais aussi les internautes coupables de ces agissements, le caractère universel du réseau faisant également obstacle à ce que des poursuites soient efficacement engagées contre des auteurs installés à l’étranger, ou agissant par le biais de sites eux-mêmes hébergés à l’étranger.
Internet a ce pouvoir de transcender et de défier les lois et les frontières, de nous ramener à la fragilité de notre pouvoir, avec cette superbe insolente que lui confèrent son « immortalité » et son « universalité ».
CherEs collègues, pour toutes ces raisons, je vous demande donc l’adoption sans réserve de la proposition de loi dans sa rédaction issue des conclusions de notre Commission des Lois.