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Voici le texte de cette interview en français:
Agos. Que savez-vous sur les événements qui se sont déroulés en 1915 dans l’Empire ottoman ? Comment les qualifieriez-vous ?
E. B. Je suis historienne de l’Empire ottoman et il aurait été impossible de ne pas connaître ces événements. Lorsque j’ai écrit ma thèse d’Etat sur le dernier grand rabbin de l’Empire ottoman, Haim Nahum (1909-1920), j’ai dépouillé beaucoup d’archives en différentes langues. Et aussi la propre correspondance de ce grand rabbin qui craignant que les Juifs connaissent le même sort que les Arméniens et avertissait les institutions juives en France sur ce qui se passait. Il avait été l’ami des « Jeunes-Turcs » à Paris et essayait de prendre les devants avant que les Juifs ne soient victimes de la politique nationaliste jeune-turque. Il n’avait pas eu tort puisque, à la même période, les Juifs de Jaffa allaient être expulsés. Jusqu’à ma thèse, j’avais lu les travaux de quelques historiens ayant travaillé sur l’Empire ottoman et qui qualifiaient le génocide des Arméniens de « déportations » pour être en bons termes avec les institutions turques et pouvoir continuer leurs recherches dans les archives turques. J’ai été une de la trentaine d’intellectuels qui ont signé contre les propos de l’historien Bernard Lewis à ce sujet dans les années 1990, même si lui avait opté pour la version « déportations » pour ne pour ne pas nuire aux relations turco-israéliennes qui étaient à l’époque au beau fixe. En tant qu’historienne, je qualifierai ces événements de génocide en me fondant sur la définition du génocide de Raphael Lemkin en 1944, qui sera reprise par le tribunal de Nuremberg : « tout plan méthodiquement coordonné pour détruire la vie et la culture d’un peuple et menacer son unité biologique et spirituelle ». C’est sa connaissance du génocide arménien de 1915 et des persécutions antijuives qui l’a conduit à définir ainsi le génocide.
Agos. Quelle était votre principale motivation en signant le recours au Conseil constitutionnel ?
E. B. Je suis pour la reconnaissance des crimes d’Etat par des lois comme celle du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide des Arméniens. Comme ces derniers n’avaient pas eu leur tribunal de Nuremberg, cette loi votée par les parlementaires français avait un sens. En revanche, je suis contre les lois mémorielles. L’histoire ne se fait ni dans les tribunaux ni dans les parlements, mais elle est faite par les historiens. C’était à la Turquie de faire une telle loi et non à la France. Le plus grand négationniste est l’Etat turc. Cette loi imposée au Sénat en accéléré par le gouvernement a été votée par la droite et la gauche, après avoir été retoquée l’an dernier et ce pour ramasser les voix des Arméniens en cette période électorale où chaque voix compte. Certes peut-être ne serais-je ne serais pas allée moi-même jusqu’au recours, mais comme j’ai voté, comme tous les membres du parti Europe-Ecologie – Les Verts, contre cette loi, il était normal que je signe. 77 sénateurs et sénatrices ont signé le recours et un peu plus d’une soixantaine de députés à l’Assemblée nationale.
Agos. Quelles distinctions faites-vous entre cette loi et la loi Gayssot ?
E. B. La loi Gayssot est un amendement à la loi de la liberté de la presse de 1881 et pas une loi bricolée dans la hâte, maquillée pour être passée de force, et qui n’aidera pas à la reconnaissance turque du génocide, ni au rapprochement arméno-turc. De la loi Gayssot, le grand historien Pierre Vidal Naquet, qui avait perdu les siens dans les camps de la mort, disait ceci : « On peut comprendre une telle loi en Allemagne, mais en France elle est inutile ». Je dirai la même chose de la loi contre la négation du génocide arménien : « On peut comprendre une telle loi en Turquie , mais pas en France ». Je suis pour la liberté d’expression et la liberté intellectuelle. Peut-être qu’aujourd’hui, si j’avais à voter sur la loi Gayssot, je voterais contre.