D’après les chiffres de la Préfecture de police, quelque 150 000 personnes ont manifesté hier dimanche contre le mariage pour tous. La loi a pourtant été dûment votée par les deux chambres du Parlement et elle a d’ores et déjà été promulguée. L’UMP a joué avec le feu, essayant de récupérer à son profit l’hostilité des couches conservatrices de la France à une évolution qui n’est rien de plus, en fait, que le juste rétablissement de l’égalité dans notre pays. Aujourd’hui, parmi ces opposants, ce sont des groupuscules d’extrême droite qui sont en première ligne, échappant aussi bien à l’UMP qu’aux organisateurs historiques de « La Manif Pour Tous ». Le retrait, in extremis, de Frigide Barjot elle-même, au motif qu’elle se sentait menacée, est l’un des signes les plus patents de cette dérive.
La France, une référence pour le monde ?
Tous ces manifestants, qui exaltent le modèle – largement imaginaire – de la « famille traditionnelle », par conviction religieuse ou philosophique, et au-delà d’eux, ceux qui, à droite comme à l’extrême droite, les ont instrumentalisés ou ont tenté de le faire dans une lutte plus globale contre le gouvernement et la majorité de gauche, tous ceux-là savent-ils seulement que le mariage pour tous à la française sert de référence dans les pays où gays et lesbiennes n’ont pas encore vraiment droit de cité ? Notre réforme guide désormais partout les militant(e)s en lutte pour une meilleure prise en compte de leurs revendications. Un peu comme la Révolution française, hier, avait stimulé hors de nos frontières les combattants de la liberté, de l’égalité et de la démocratie.
La comparaison paraîtra audacieuse ? Et pourtant. L’exemple turc est éloquent. Je me suis rendue tout récemment à Ankara pour ouvrir la 8e Rencontre internationale contre l’homophobie des 17 et 18 mai, ainsi que la Marche contre l’homophobie du 19 du même mois. Les jeunes et les moins jeunes que j’y ai rencontré(e)s se battent depuis des années pour obtenir un minimum de respect et pour être accepté(e)s par leurs familles. Certes, la loi turque n’interdit pas l’homosexualité, mais les LGBT sont en butte aux discriminations dans le pays. Ni le parti islamiste au pouvoir, qui prône un strict retour à la pratique religieuse, ni le courant kémaliste nationaliste ne sont prêts à y porter remède, loin de là. Aucun espoir, donc, ni d’un côté ni de l’autre. Heureusement qu’il y a le mariage pour tous français pour aider quelque peu à supporter un quotidien difficile.
Une Turquie homophobe
La Turquie n’a pas ratifié le protocole n° 12 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui inclut des dispositions anti-discrimination claires. Les dernières mesures législatives à y avoir été adoptées dans le cadre de lois luttant contre les discriminations ou pour la promotion de l’égalité ont délibérément écarté toute référence à l’identité de genre et à l’orientation sexuelle, alors même que ces références avaient été prévues dans les projets soumis au Parlement turc, comme en mai 2010.
Si les LGBT ne sont pas autorisé(e)s à devenir membres du parti au pouvoir (AKP), ils/elles sont également susceptibles de perdre leur emploi dans la fonction publique, notamment dans l’éducation nationale, si leur homosexualité est découverte. L’homosexualité est passée sous silence dans les différents supports culturels et ignorée dans les œuvres actuellement en vogue sur la culture et l’histoire ottomanes, dont elle était pourtant un trait dominant. Dans l’armée, elle est considérée comme un trouble psychosexuel et les personnes qui en sont « atteintes » ne sont pas autorisées à accomplir leur service militaire. En 2003, la Ministre de la condition féminine elle-même avait déclaré que « l’homosexualité est un dérèglement biologique, une maladie et [qu’]elle doit être soignée ».
Au Parlement, en France, nous avons presque entendu des stupidités du même genre. Du moins, l’expression d’une homophobie ouverte nous a-t-elle été à peu près épargnée. Et la loi a été votée. En Turquie, l’homophobie est largement répandue et tolérée. Les auteurs de violences à l’endroit des homosexuels, lors de poursuites pénales, voient leur peines réduites lorsqu’ils allèguent que la victime leur aurait suggéré ou proposé des rapports sexuels. La police est également mise en cause : les LGBT sont régulièrement victimes de violences physiques en garde à vue, ou se heurtent à un refus d’enregistrement de leurs plaintes. Quant aux transgenres prostitué(e)s, ils/elles écopent d’amendes pour « entrave à la circulation » ou « trouble de l’ordre public ».
Dans un pays où la famille est le noyau dur de la société, l’acceptation de l’homosexualité de leurs enfants est difficile pour les parents. A la question « dans quel environnement n’avouerez-vous jamais votre orientation sexuelle? », 52% des personnes interrogées répondent « dans la famille », et près de 17% « auprès des proches ». Le gros des discriminations subies viendrait d’ailleurs essentiellement des proches : 60% déclarent avoir été victimes de manifestations de haine de la part de leurs proches, et seulement 32% de l’avoir été en public.
Une lutte au jour le jour
Une dizaine d’associations défendent en Turquie les droits des LGBT dans les grandes villes et veillent à l’organisation de la Gay Pride annuelle. J’ai quant à moi été invitée par KAOS, qui fait partie de ces associations dont le programme est subventionné par l’Union européenne. Elle appartient au réseau international IDAHO qui lutte contre l’homophobie. La pertinence des discours tenus, le travail accompli sur le terrain, la revue de l’association, d’une qualité qui n’a rien à envier à nos standards européens, la lutte menée avec abnégation au quotidien, tout cela m’a subjuguée.
La responsable de KAOS, Nevin Öztop, éduquée aux Etats-Unis, n’a pas manqué, sans aucun misérabilisme, de me raconter la condition des LGBT turcs. Le 18 mai, la diffusion du concours de l’Eurovision a été interdite à la télévision turque… parce que deux femmes s’y embrassaient. Sic ! Ridicule pudibonderie, certes. Mais ce n’est là qu’un petit exemple des tabous qui pèsent sur une société turque qui aurait gagné à se démocratiser davantage, si on l’avait seulement autorisée à entrer dans l’Union européenne. En 2012, un député du parti au pouvoir ne disait-il pas que les droits des LGBT ne pourraient être protégés… qu’au XXIIe siècle ? L’avenir semble bien sombre pour encore un bon siècle.
Fière d’être française !
Peut-on dans ces conditions imaginer l’espoir qu’a pu faire naître notre loi sur le mariage pour tous ? La France reste encore, pour ces personnes formées pour un grand nombre d’entre elles, j’entends les militants et militantes, dans des universités occidentales, un pays proche. Une culture qui a laissé ses empreintes. D’où l’enthousiasme que cet accès à l’égalité a pu susciter.
J’étais fière, pendant ces jours passés à Ankara, d’être française ! Et j’ai rêvé un moment que nous étions redevenus le « pays des droits de l’Homme ». Que nous occupions de nouveau le devant de la scène comme défenseurs de la liberté, de l’égalité, de la fraternité.
Mes amis turcs me l’ont fait croire. Et j’y ai cru. La France, c’est cela. Pas les quelques centaines d’extrémistes qui ont transformé hier soir, 26 mai, l’esplanade des Invalides en champ de bataille.
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