Le thème de la laïcité revient au centre du débat politique. Mais l’a-t-il jamais quitté ? Il hante depuis des années le cœur du nationalisme (ré)émergent des pays européens et la France ne fait l’impasse sur aucune de ses déclinaisons possibles. De la loi contre le port de signes religieux distinctifs à l’école à celle interdisant la burqa, des «émeutes de banlieue» et des prières de rue devenues les symboles d’un islam d’«occupation» à la dénonciation en boucle du «terrorisme musulman», nous remâchons notre incapacité à sortir d’obsessions entretenues avec art par la droite et l’extrême droite.
La campagne présidentielle qui s’annonce risque fort d’exacerber un peu plus ce genre de passions, faute de projets politiques et économiques susceptibles de donner de l’espoir aux Français, plongés dans le pessimisme. D’autant que la gauche elle-même tombe dans ce piège où la laïcité et les valeurs de la République se confondent avec ces dérives que sont le laïcisme et le républicanisme. Nouveaux dogmes d’une France drapée dans son conservatisme, qui se cogne la tête au mur de ses peurs et de ses fantasmes.
L’Europe elle-même semble décidément bien lasse, sans appétit pour ce potentiel de jeunesse et de vitalité que représentent ses populations issues de l’immigration. Pourtant, on ne gagne pas contre la jeunesse. Les «générations perdues», qu’elles soient, de fait, «venues d’ailleurs» ou «autochtones», sont toujours des bombes à retardement ; les exemples tunisien et algérien sont là, hélas, pour nous le rappeler. Sommes-nous donc vraiment condamnés à vivre entre «vieux», contemplant notre passé glorieux, rêvant de nos colonies perdues et de notre grandeur disparue ?
La laïcité est une noble idée, susceptible de faire cohabiter, dans un même espace et dans le respect de chacune d’elles, des religions et des cultures différentes, et de garantir l’accès de tous sans distinction à une citoyenneté responsable. La République est une construction majestueuse, mais qui perd pied parce qu’elle n’a pas su tenir ses promesses. Qui croit sérieusement qu’elle incarne aujourd’hui la liberté, l’égalité et la fraternité ? Nous pouvons pourtant encore sauver et la laïcité et la République, à condition qu’elles soient revisitées, qu’elles cessent d’appuyer un nationalisme exclusiviste et stérile, et servent au contraire à créer les conditions d’une sociodiversité féconde. Lorsque le nombre d’espèces diminue dans la nature, les maladies infectieuses, elles, se multiplient. Et pour les endiguer, des efforts doivent être déployés afin de préserver les écosystèmes naturels et leur variété. Qu’on nous pardonne le rapprochement, mais une société monoethnique (il n’en existe heureusement pas beaucoup) est une société condamnée.
Le nationalisme est un anachronisme dans un monde où la globalisation ne concerne pas seulement l’économie, mais touche chacune des strates de sociétés en perpétuel mouvement, y démultipliant les contacts, les échanges, les brassages. Ces mutations, ajoutées à la crise que nous traversons, suscitent naturellement des réactions en retour. Et elles sont inévitablement porteuses d’antagonismes. Reste que, dans un tel environnement, la mobilisation du dynamisme des populations venues d’ailleurs, désireuses de réussir, est plus que jamais une urgence. Si les monocultures appauvrissent les sols, elles assèchent aussi les nations.
Une laïcité raisonnée qui reconnaisse la part de l’appartenance ethnique, culturelle, religieuse, linguistique, une République équilibrée en harmonie avec la mixité réelle, tels peuvent être les moteurs d’une société active et créative. Derrière un tel programme, pas d’islamisation en vue, point de «conquête», point d’«invasion» ; l’islam restera minoritaire. De surcroît, aujourd’hui plus encore qu’hier, il est difficile de concevoir des identités uniques et figées. Toutes sont et seront composites, évolutives, paradoxales, personne n’étant en mesure de les définir de force, sauf au risque de reproduire les modèles totalitaires. Le refus de l’altérité et l’aspiration à l’«authenticité nationale» asphyxient la nation elle-même, comme certains produits toxiques notre atmosphère et nos sols.
Si l’on observe des replis communautaires chez les minorités, c’est aussi parce qu’on les empêche de s’enraciner, de produire librement des citoyens «utiles» aux nations dont elles sont partie intégrante, en dépit même d’une citoyenneté légale restant souvent abstraite. Intégration, assimilation sont des mouvements venus d’en haut, autoritaires, ne prenant pas en considération les réalités humaines, et les dénigrant sous l’étiquette commode de «communautarisme» quand il n’est bien souvent question, pour ceux que l’on met en cause, que de retrouver auprès des leurs la force d’affronter les injustices et l’hostilité au quotidien, d’échapper à un individualisme atomisant, de rétablir le lien social rompu par l’immigration ou par l’exclusion. Dans le retour au religieux lui-même, on décèle souvent des motivations comparables : recherche de spiritualité, bien sûr, mais aussi aspiration à intégrer une sphère moins conflictuelle, plus fraternelle.
L’école, l’habitat, l’emploi, l’entreprise, l’université peinent à devenir ce qu’ils devraient être : le creuset naturel d’une diversité positive, à savoir d’une véritable mixité sociale et culturelle. Sans minimiser les obstacles, il est pourtant possible, à condition de le vouloir, de créer un écosystème du mieux-vivre-ensemble pour réparer un tissu social déchiré par tant d’années d’incompréhensions mutuelles. Pour défaire peu à peu, dans l’imaginaire comme dans le réel, ces frontières – entre ceux du «dedans» et ceux du «dehors», entre «eux» et «nous» – imposées par ceux qui excluent, mais désormais souvent assumées, voire revendiquées par beaucoup de ceux-là mêmes qui sont exclus.