Loi Renseignement : l’Appel des 137 000 aux sénateurs (Le Figaro Vox, 8 juin 2015)

FIGAROVOX/TRIBUNE – La pétition contre la loi Renseignement a recueilli 137 000 signatures. Ses auteurs appellent de manière solennelle les sénateurs à protéger la vie privée et les libertés individuelles.


Katerina RYZHAKOVA directrice générale de VOX POLITICA, et Thomas GUÉNOLÉ, politologue.


Nous sommes de simples citoyens plus déterminés que jamais à défendre notre droit à la vie privée et, à travers lui, nos libertés fondamentales, contre un projet de loi qui les met en danger. Nous sommes plus de 137 000 à avoir signé une pétition dans ce but.

Nous demandons au Sénat de s’ériger protecteur des libertés fondamentales du peuple français. Nous appelons tous les sénateurs, quel que soit leur bord, à voter contre ce projet de loi. Nous les appelons par ailleurs à signer notre pétition.

Au contraire du ministre de l’Intérieur, qui a déclaré à l’Assemblée que «la vie privée n’est pas une liberté», nous affirmons que la vie privée est en fait la clé de voûte absolue des libertés fondamentales. Le sénateur (UMP) Claude Malhuret a d’ailleurs essayé de le lui expliquer, sans succès: «Vous contestez que les métadonnées constituent une intrusion dans la vie privée, je les juge ultrapersonnelles». Sans protection raisonnable de nos vies privées contre les intrusions et surveillances policières, il n’y a par définition ni liberté d’opinion, ni liberté d’association, ni liberté d’expression, ni liberté de réunion ; ni, accessoirement, secret des sources des journalistes. Pour qu’un régime reste démocratique, il est indispensable que l’accès des polices aux vies privées des citoyens reste difficile et exceptionnel, plutôt que facile et banal.

Nous refusons que le gouvernement installe des «boîtes noires» chez chaque fournisseur d’accès Internet. Elles aspireront indistinctement tout ce qui passe par les tuyaux du Net français, pour ne faire le tri qu’après coup. Comme le résume la sénatrice (PCF) Cécile Cukierman: «Avec l’ensemble de ces techniques, le Gouvernement se dote d’un chalut pour aller pêcher l’anguille, autrement dit, d’un arsenal de surveillance de masse».

Nous refusons qu’il suffise à n’importe quel citoyen d’habiter le même quartier qu’un suspect, ou de connaître l’ami d’un ami d’un suspect, pour pouvoir être mis sur écoute et pour que ses données personnelles soient aspirées par une police secrète.

Nous refusons que les services secrets, utilisant ces moyens de surveillance généralisée, aient l’obligation de transmettre au procureur tout ce qu’ils découvriraient d’illégal sans aucun rapport avec leur enquête. Cela revient en effet à des «méga-filets dérivants» hors de tout contrôle d’un juge: autrement dit, des pleins pouvoirs d’enquête sans aucun contrôle judiciaire ex ante.

Nous dénonçons les contre-vérités du gouvernement sur la fameuse «commission de contrôle» pour protéger les citoyens des abus de surveillance. En amont, son avis est juste consultatif: le premier ministre est seul décideur. Or, comme l’a relevé le sénateur (PRG) Jacques Mézard, «à quoi sert-il ainsi d’instaurer une commission nationale de contrôle des techniques de renseignement si cette dernière ne donne qu’un avis consultatif?». Du reste, si elle ne se prononce pas sous trois jours, elle est automatiquement réputée être d’accord… En outre, en aval, un citoyen devra prouver «un intérêt direct et personnel» pour saisir cette commission (ou ensuite, le Conseil d’Etat): comment le pourrait-il, s’agissant d’opérations secrètes?

Nous affirmons d’avance que la saisine du Conseil constitutionnel est un mirage. Nous constatons en effet que, récemment, le Conseil n’a pas fait barrage à plusieurs législations antiterroristes créant pourtant des méthodes policières invasives sans contre-pouvoir: par exemple, la réforme anti-terroriste de 2008. Nous notons également que de 1959 à 2012, en dépit des contrôles du Conseil constitutionnel, la France est le 8e pays sur 47 le plus condamné pour violation de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Abusant de la «procédure accélérée», le gouvernement empêche un débat adulte et responsable prenant le temps d’écouter la société civile. Il refuse d’entendre les arguments, pourtant rationnels et raisonnables, des associations militantes des droits civiques et numériques, de la communauté «geek» française, et de nombreux médias, qui, conscients du danger, se mobilisent. Nous appelons solennellement les sénateurs de la République à faire barrage à ce texte fondamentalement dangereux. Comme l’explique la sénatrice (EELV) Esther Benbassa: «Ne se limitant pas à la lutte contre le terrorisme, il s’immisce dans de vastes espaces de la vie sociale. Il menace d’empiéter sur nos libertés individuelles et professionnelles. Il met notre démocratie en danger. En cela, il accorde, hélas! une victoire posthume aux terroristes eux-mêmes.»

À l’heure où les Etats-Unis eux-mêmes abolissent le Patriot Act, nous demandons aux sénateurs français d’aller plus loin que le chantage «Vous-êtes-avec-nous-ou-avec-les terroristes» employé pour leur arracher un vote favorable. Nous demandons solennellement au Sénat de la République, de protéger la République.$

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