Nous sommes un journal (tribune).
Sénatrice écologiste, l’historienne a tissé une relation singulière avec le journal, et nous le dit.
Un matin sans mon Libé ressemble à un réveil sans café. Encore à moitié endormie, j’ouvre ma porte d’entrée et scrute le paillasson où mon Libé a dû être déposé par la gardienne. Et plus d’une fois, il m’arrive de pester contre ce journal qui arrive en retard, ou même pas du tout, il y a parfois comme un petit problème d’acheminement. C’est comme la vie, tout ne peut pas marcher droit, sinon, on finirait par s’ennuyer.
Je peste, oui, car pour rien au monde je n’irais au Sénat sans avoir jeté un coup d’œil, au moins furtif, à mon irritant journal. Je parle à Libé comme je le ferais à un ami. Je discute intérieurement le contenu des articles. C’est vrai, quelques signatures me cassent un peu les pieds, et depuis longtemps. J’en attends d’autres comme un précieux réconfort. Quant aux pages Culture de ce journal-ami, j’avoue ne les comprendre qu’à moitié (les meilleurs jours).
Les jeudis, je guette avec impatience le cahier Livres, qui accorde systématiquement beaucoup d’espace au dernier auteur inconnu, et qui, souvent, le restera. Tant pis pour lui, on se sera donné au moins une fois de la peine pour lui. Son nom ne se gravera peut-être jamais dans notre esprit ? Qu’importe, on aime déjà un peu cet inconnu dont personne ne parle.
Enfin, les samedis, la nouvelle formule, plutôt dodue. Je la prends dans mon lit pour en égrener les perles. Je m’en lasse rarement, sauf des chroniques mondaines de quelques-uns qui, las de remplir régulièrement leur devoir, reviennent inlassablement sur leurs marottes… ou piquent celles des autres. Après tout, un peu de mondanité, ça vous change, le samedi.
Je n’oublie pas, bien sûr, les doctes tribunes de la semaine. Là, on est rarement dépaysé, on y retrouve les grandes figures de ce qui reste de l’extrême gauche. Ça vous réconcilie avec la France, et vous permet de supporter la gauche molle qui gouverne notre pays. Des idées, oui, un peu d’audace même, et pourquoi pas du courage ? Ça me change au moins de la pensée sur mesure de nos énarques – et donc de nos grands dirigeants, dont ils sont le cerveau…
Et, s’il n’y avait pas Libé, qui parlerait des immigrés, des sans-papiers, de la PMA, des gays, des lesbiennes, des trans, des gens du voyage, des prostitué(e)s, bref de tout ce dont personne n’aime parler ? Ce n’est pas «chic», en effet, de parler de ceux qui attendent de sortir de l’anonymat et de faire valoir leurs droits.
Je me sens alors l’âme sœur de mon journal. Je sors de la solitude qui plombe certains de mes combats au Sénat. Je vous l’ai dit, Libé est mon meilleur ami… Finalement, il ne me laisse jamais tomber. Grâce à lui, le compagnonnage avec ceux qui ont longtemps pensé changer le monde, et qui, malgré leur échec, continuent à ne pas laisser tomber les sans-voix, se poursuit. Libé est un peu mon pense-bête politique. Le matin, je le consulte, pour savoir ce qu’il pense de telle ou telle décision, du déroulement des événements, des crises, et du reste. Je suis d’accord. Ou pas. Peu importe. Et tout ça pour 1,70 euro. Qui va, pour cette somme, rester à vos côtés, et entretenir une loyauté déjà si ancienne ?
Sacrifier ce journal sur l’autel du productivisme ? Quelle horreur ! Libé a l’impertinence de la jeunesse et l’absence de sagesse des vieilles dames indignes. On y croyait hier, on y croit encore aujourd’hui : on peut y faire autrement la politique, la culture, l’économie. Cette vieille dame indigne donne parfois l’impression de s’essouffler, de craquer de partout. Mais elle ne baisse jamais les bras, elle a encore de la ressource.
En ces temps de pessimisme et de crise, en ces temps de grisaille, reprenez des couleurs et ne buvez jamais votre café du matin sans le feuilleter. Vos journées risqueraient d’en être encore plus moroses, votre moral encore plus bas, et votre peur du FN encore plus grande.
Libé, c’est ma petite musique du matin, je ne voudrais pas qu’elle cesse de bercer mes illusions de lendemains meilleurs, égalitaires, et justes.