L’hygiénisme social ne suffit pas (Libération, 5 novembre 2013)

Par Esther Benbassa Sénatrice EE-LV du Val-de-Marne

En ces temps de vaches maigres, les rapports sur la prostitution sont au menu. Celui de la députée Maud Olivier, qui reprend en grande partie les conclusions d’un précédent, celui du député Guy Geoffroy, en 2011, est déjà suivi de celui des sénateurs Jean-Pierre Godefroy et Chantal Jouanno. Et je n’oublie pas le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales daté de 2012.

Qui dit mieux ? Et qui s’en étonne ?

La saison est aux rapports, groupes de travail et missions interminables. Cet empilement profite peu au changement de la société. Mais qu’importe ? La course technocratique est lancée.

Les personnes prostituées sont quasi absentes des rapports qui s’intéressent à leur sort. Même chose pour leurs clients, menacés d’amendes et de stages de rééducation (ils ont de justesse échappé à la prison). Ce que ces textes condensent et résument, le plus souvent, c’est la parole des institutions ou des associations «officielles».

Ces beaux rapports, qui soulignent eux-mêmes l’absence de travaux sérieux sur le sujet, ne parviennent même pas établir le nombre de prostituées en France. Sur quelles bases, sinon idéologiques, s’appuient donc leurs propositions ? Qu’est-ce qui les inspire, sinon un regain de fièvre moralisatrice ? Morale, qui, touchant notamment les socialistes et une certaine gauche se réclamant du féminisme, évoque les batailles du XIXe siècle entre prohibitionnistes et réglementaristes. Retour d’un hygiénisme social qui nie la complexité du phénomène, pour asséner les principes d’une rédemption simpliste, proche de celle dont rêvaient les dames patronnesses d’autrefois, soucieuses de sauver les «pauvres filles» de la déchéance. Hier, c’était au nom de la charité chrétienne. Aujourd’hui, c’est au nom des droits des femmes. Compte non tenu de la volonté éventuelle des intéressées.

Je préfère être claire : combattre la traite des êtres humains et le proxénétisme est une priorité absolue. Comme l’est l’accompagnement des personnes prostituées qui veulent sortir de leur condition. Quid des moyens, cependant, qui seront réellement dégagés, quand l’heure paraît être à l’impérative nécessité de faire des économies ?

La ministre Najat Vallaud-Belkacem a encouragé l’émergence de la proposition de loi de Maud Olivier. Son modèle ? Le modèle suédois. Un échec, pourtant, que la propagande du gouvernement suédois ne suffit pas à masquer, et que les études parues en anglais et en suédois mettent en évidence. La disparition de la prostitution de rue n’a pas éradiqué la prostitution, celle-ci s’est déplacée sur Internet et sur les «bordels flottants», ces bateaux qui profitent de l’extraterritorialité pour échapper à la loi ! Quant aux clients, rien n’a changé pour eux. Eux-mêmes décrivent la mesure instaurée en 1999 comme un «coup-de-poing dans l’air». En 2011, à la question «Comment vous sentez-vous par rapport à la loi interdisant l’achat de services sexuels ?» 81% des sondés répondaient qu’ils étaient «en colère», 12% «heureux» avec cette loi, et 4% «fatigués».

Il y a peu, et non sans avoir bataillé avec la ministre, j’ai pu faire voter au Sénat l’abrogation du délit de racolage public. L’institution, il y a dix ans, de ce délit a eu des conséquences catastrophiques pour les personnes prostituées, leur santé, leur sécurité. Or la pénalisation des clients, en «clandestinisant» à nouveau l’exercice de la prostitution, en l’éloignant des regards, en la soustrayant à l’action des associations, aura les mêmes effets. Si elle ne touche pas au principe de l’abrogation du délit de racolage public, la proposition de loi de Maud Olivier, en pénalisant les clients, annule tous les effets positifs attendus de cette abrogation. Il sera donc permis de vendre des services sexuels, mais interdit d’en acheter. Qui vont-elles donc racoler, les prostituées, si les clients ne sont plus là ? Même ce paradoxe élémentaire semble avoir échappé à l’auteure de la loi, et aux camarades socialistes qui l’ont signée avec elle.

Qu’attendre d’une telle loi ? Outre une plus grande précarisation des personnes prostituées, un nouveau clivage, dans le pays, entre les abolitionnistes et les autres. A commencer par les «343 salauds» signataires d’un «manifeste» peut-être provocateur, à coup sûr machiste, qui dévoie le débat. A-t-on vraiment besoin de cela ? Suffira-t-il de moraliser à grand bruit pour masquer notre incapacité à mener une authentique politique sociale ? Si encore on nous disait comment nous ferons pour éviter aux personnes prostituées, renonçant à la prostitution, de rejoindre le cortège de nos millions de chômeurs !

Etre féministe, c’est prendre en main sa vie de femme, c’est aider toutes les femmes à faire de même, c’est lutter pour l’égalité avec les hommes. Mais c’est aussi, chères sœurs émancipatrices, disposer librement de son corps. Et ce n’est pas rogner les libertés individuelles au nom de je ne sais quel puritanisme. Toutes les personnes prostituées ne sont pas des Cosette, ni des esclaves. Certes, il n’est pas courant de choisir la prostitution lorsqu’on vient d’un milieu aisé et éduqué. Eh bien, justement ! Le problème, c’est la misère sociale, et c’est elle qu’il faut traiter. Sans capital, sans métier, sans relations, certaines n’ont que leur corps pour survivre. Sans leurs clients, que feraient-elles pour subvenir à leurs besoins ou à ceux de leurs enfants ?

Un peu de réalisme, mes sœurs, et trêve de moralisme !

Un débat sur la pénalisation des clients est organisé le mercredi 6 novembre 2013, à 15 heures, au Sénat, salle René-Coty. Inscription obligatoire : e.benbassa@senat.fr