Par Esther Benbassa, directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Sorbonne) et sénatrice EE-LV du Val-de-Marne
Le droit de vote et d’éligibilité des étrangers non communautaires aux élections municipales n’est pas une faveur. Et il ne fait pas à lui seul un programme politique susceptible de sortir la France de la crise. Il s’agit d’un droit. Ni plus ni moins.
En 2001, dans son ouvrage intitulé Libre, Nicolas Sarkozy lui-même s’y déclarait favorable. Il en étendait même le champ d’application aux cantonales, jugeant naturel que des étrangers votent «à compter du moment où ils paient des impôts, où ils respectent nos lois, où ils vivent sur notre territoire depuis un temps minimum, par exemple de cinq années» (p. 214). Il allait jusqu’à y voir un «facteur d’intégration». Les ténors de son parti étaient d’ailleurs, jusqu’à peu, du même avis, de Jean-Pierre Raffarin à Brice Hortefeux…
M. Sarkozy se renie aujourd’hui sur ce point – comme sur tant d’autres – pour s’attirer les faveurs d’une extrême droite invoquant à ce sujet le risque d’un morcellement de notre «identité nationale», celle du moins qui, hier, tenait tant au cœur des Maurras et des Barrès. Usant de ce thème avec une insistance obsédante, notre président sortant s’autodélivre un certificat de «patriotisme» face à Marine Le Pen, espérant endiguer une possible fuite de voix FN vers François Hollande. Il a trouvé là l’épouvantail susceptible d’attiser des haines et des peurs qu’il entend instrumentaliser.
Lorsqu’il perd pied, et ce depuis un bon moment, notre Président ne trouve rien de mieux que de reprendre les idées de Mme Le Pen, diabolisant, tour à tour ou ensemble, l’immigré, le musulman, le Rom, les gens du voyage, l’«assisté», le mineur délinquant. Mais agiter le hochet du vote des immigrés suffira-t-il à pallier l’absence de projet politique crédible et à atténuer les désillusions nées de cinq années de sarkozysme ? On en doute. Presque 20% des Français – qui ne sont pas tous de furieux fascistes – ont déjà préféré voter pour l’original plutôt que pour la copie. Les invectives de M. Sarkozy ne peuvent masquer un fait : le droit de vote des étrangers était plébiscité par une majorité de Français selon les sondages de l’automne 2011, quand le Sénat, venant de basculer à gauche, en faisait le symbole d’un authentique humanisme politique.
Après Noël Mamère, en 2000, à l’Assemblée, j’ai été, au Sénat, la rapporteure de cette proposition de loi. Ce fut un grand moment de communion de la gauche et des écologistes, une façon d’imprimer au Sénat ses nouvelles marques. Nous tournions pour une fois nos regards vers ces laissés-pour-compte que sont nos immigrés, qui, accomplissant souvent les travaux les plus pénibles, se voient dénier le droit d’exercer une citoyenneté minimale et, du même coup, la possibilité de donner l’exemple à leurs enfants, des Français, eux, qui grossissent souvent les rangs des abstentionnistes.
La plupart des pays européens ont compris la nécessité d’accorder ce droit et de favoriser ainsi un vivre ensemble indispensable à l’équilibre d’un Etat. Et on n’y a pas vu exploser ce «communautarisme» dont M. Sarkozy brandit la menace. Si la gauche arrive au pouvoir, il ne lui incombera pas seulement de faire entrer dans les faits le droit de vote des étrangers. Le défi à relever est immense. Il s’agit ni plus ni moins que d’inverser le rejet et la défiance, qui se sont répandus dans la société, en volonté d’accueil, en respect, en tolérance citoyenne, sans céder jamais, bien sûr, à l’irénisme. Réguler l’immigration est une chose, intégrer dans la nation les étrangers et leurs descendants français en est une autre.
Nos gouvernants ont longtemps pensé qu’en saupoudrant les subventions ou en jouant la carte répressive on allait régler, contenir ou masquer la crise de nos quartiers populaires. Il s’agit maintenant d’avoir les yeux grands ouverts sur ces zones oubliées. De les déghettoïser, d’y favoriser l’implantation d’entreprises, d’y reprendre en main l’école, devenue le plus souvent une machine à faire échouer. De restaurer une éducation populaire pour tous et pour tous les âges. De casser l’économie parallèle de la drogue en dépénalisant la vente des drogues douces. De lutter contre le «contrôle au faciès» en imposant la remise d’un récépissé lors de tout contrôle d’identité et de mettre ainsi fin à des humiliations quotidiennes. De supprimer le carnet de circulation des gens du voyage. D’améliorer l’accès au logement, aux transports, à l’emploi, aux soins, à la culture. Pour que la vie reprenne là ses couleurs. Toute la gauche – et beaucoup plus que la gauche – suivra Hollande et son gouvernement s’ils élaborent un vrai programme de sauvetage pour ces territoires relégués et d’égalité pour leurs habitants.
Marine Le Pen a pris en otage les zones rurales et périurbaines ? A la gauche de montrer qu’elle peut prendre en charge tous les territoires que la République risque de perdre faute d’y avoir investi à temps énergie et inventivité. Les sans-voix – les «Blancs» et les autres, quelles que soient leur couleur, leur ethnie, leur religion – voteront encore demain. Agissons de sorte qu’ils aient à le faire pour une gauche revigorée et progressiste. Capable de patiemment guérir nos concitoyens de leur fièvre d’exclusion et de retisser les mailles déchirées d’un rêve français de solidarité, de liberté et d’égalité.