Le talentueux Mr. Macron (Décideurs, 26 septembre 2014)

par Julien Beauhaire et Camille Drieu

 

 

 

« À 36 ans, Emmanuel Macron devient ministre de l’Économie dans le gouvernement remanié de Manuel Valls. Une consécration pour le jeune homme à la tête bien faite que tout son entourage juge « brillant »

 

« Cachez votre admiration s’il vous plaît.» Depuis son perchoir à l’Assemblée, Claude Bartelone tente de calmer les députés de l’opposition bien décidés à semer le chahut dans l’Hémicycle. Ce 10 septembre 2014, Emmanuel Macron qui vient de prendre le micro lors des traditionnelles questions au gouvernement s’apprête à subir son bizutage.

La folle semaine
Tout a commencé lundi 25 août, avec la démission du premier gouvernement de Manuel Valls au lendemain des déclarations fracassantes d’Arnaud Montebourg. Mardi après-midi, contre toute attente, Emmanuel Macron est nommé à sa place ministre de l’Économie, au sein d’un « gouvernement de clarté sur la ligne, les comportements, la composition et la majorité », précise le Premier ministre. 
Pour remplacer le truculent Montebourg, l’Élysée s’interroge, mais ne croule pas sous les candidatures. Certains pronostiquent Michel Sapin, alors ministre des Finances, à la tête d’un grand et classique ministère de l’Économie, amputé du Redressement productif. D’autres susurrent pourtant dans les couloirs du Palais le nom de Louis Gallois. Rien de très étonnant quand on se rappelle à quel point, en novembre 2012, la commission sénatoriale a ovationné lors de son audition l’ex-patron de la SNCF et d’EADS, alors commissaire général à l’investissement, aux cris de « Gallois, Premier ministre ».
La folle semaine continue mercredi 27, avec la passation d’armes à Bercy. Le même jour, le locataire de Matignon est acclamé au Medef après un discours attendu et salué. Trois jours plus tard, il arrive encore seul à l’Université d’été de son parti à La Rochelle. Tout le monde ne parle pourtant que du choix d’Emmanuel Macron à Bercy. 

L’anti-Montebourg
Pour comprendre à quel point Arnaud Montebourg et son successeur se distinguent, il faut avoir assisté à la cérémonie de transmission de pouvoirs et perçu le double langage permanent entre les deux hommes. « Tu ne peux savoir à quel point je suis heureux que ce soit toi qui me succède », entame l’ex-ministre du Redressement productif. Réponse empruntée à Oscar Wilde : « « Quand les gens sont de mon avis, j’ai l’impression de m’être trompé. » Tu m’as rassuré au quotidien à cet égard. » Rires étouffés dans la salle. Et l’ancien avocat de conseiller en guise de conclusion : « La plus belle arme, c’est la sincérité. Bonne chance Manu ! »
En réalité, Emmanuel Macron est un anti-Montebourg, non qu’il soit un anti-héraut du patriotisme hexagonal et du made in France, mais parce qu’il est plus proche de la réalité économique actuelle. En arrivant à Bercy, Arnaud Montebourg est parti en croisade pour sauver les deux derniers hauts fourneaux de Lorraine, à Florange. Emmanuel Macron préfère, lui, rendre visite à Acome, première société coopérative et participative (scop) de France, dont la devise résume à elle seule la situation : « Des solutions pour un monde en réseau ». C’est « Keynes et Colbert contre un ancien Gracques [du nom du petit groupe de personnalités, souvent issu d’anciens cabinets socialistes, militant pour un renouveau intellectuel de la gauche]», résume un conseiller politique de l’Élysée qui connaît bien les deux hommes. 
Autre anecdote marquante, celle de la taxe de 75 % sur les hauts revenus, promesse de François Hollande. Lorsqu’il l’apprend, Emmanuel Macron, qui l’aide pourtant sur son programme économique de campagne s’écrit : « C’est Cuba, sans le soleil ». Obligé à l’époque de la justifier, Arnaud Montebourg préfère rappeler la période du New Deal américain, durant laquelle le Président « avait fait monter la taxe sur les plus gros revenus jusqu’à 91 % ». 

Parcours et réseaux
Pour en arriver là, et alors même qu’il comptait revenir dans le privé pour enseigner, le benjamin (36 ans) du gouvernement Valls II, a mené une campagne de réseaux et relais extrêmement efficace, où se déroule en filigrane le film de son parcours étudiant et professionnel. 
Fils de médecins hospitaliers amiénois, élevé chez les Jésuites, Emmanuel Macron débarque au lycée Henri IV à Paris et y obtient un bac S mention très bien. Direction le concours de Normale Sup où il échoue. Peu importe, le jeune homme en profite pour rejoindre l’université et obtenir un DEA de philosophie. Il devient assistant de Paul Ricœur, qui cherche à l’époque un archiviste pour son ouvrage La Mémoire, l’histoire, l’oubli. À la différence du spécialiste français de la phénoménologie et de l’herméneutique, l’étudiant ne se voit pas attendre quarante ans avant de réaliser des choses. « J’avais envie de vivre ! », explique-t-il aujourd’hui au Nouvel Observateur. 
Diplômé de Sciences-Po en 2001, il intègre l’ENA de 2002 à 2004 (lire l’encadré sur la promotion Léopold Sédar Senghor). Ses compagnons de promo se souviennent : « Personnage un peu à part, il était très apprécié, tout à la fois chaleureux, humain, sociable et brillant », se rappelle Julien Aubert. « Humainement exceptionnel, extrêmement ouvert aux autres. Et clairement très brillant », surenchérit Gaspard Gantzer.
À sa sortie, Emmanuel Macron intègre l’Inspection des finances, consécration pour les récents diplômés de l’École nationale d’administration, à l’instar des Pascal Lamy, Jean-Claude Trichet, Louis Schweitzer ou Jean-Pierre Jouyet. 
En 2007, il devient la cheville ouvrière et le rapporteur de la commission Attali pour la libération de la croissance française. L’ancien conseiller personnel de François Mitterrand en conserve un souvenir ému et lui prédit même un destin présidentiel : « On n’en voit pas un comme lui tous les dix ans ». Entre 2005 et 2007, c’est sous les ordres de Jean-Pierre Jouyet, revenu de Barclays France, et chef du service de l’Inspection générale des finances, qu’il travaille. Naît alors une admiration réciproque. Et avec elle des liens étroits : la commission Attali, les Gracques, puis l’Élysée. François Hollande est un vieil ami du haut fonctionnaire… et le relais parfait pour introduire son jeune protégé au futur candidat socialiste à la présidentielle.

« Sans mandat local, pas de portefeuille de ministre »
Sur le plan politique, Emmanuel Macron entre au PS à 24 ans. S’il admire Michel Rocard, il appartient davantage à la gauche réformiste de Tony Blair ou Gerhard Schröder. Pour lui, le socialisme français n’a pas encore opéré son Bad-Godesberg, du nom du congrès du parti social-démocrate allemand rompant là avec le marxisme. « Le PS n’a toujours pas fait son aggiornamento idéologique, il n’y a jamais eu de renouveau idéologique profond. »
Un cerveau bien fait et des idées à revendre, Emmanuel Macron en a. Reste à se confronter au suffrage. François Hollande souhaite en effet un ancrage local. Le Président n’a pas oublié la leçon de son mentor, François Mitterrand, à Ségolène Royal : « sans mandat local, pas de portefeuille de ministre ». Après un premier essai avorté en 2007 aux législatives, on propose au jeune homme une candidature à Amiens aux dernières municipales. Il décline. Entre ces deux tentatives, et poussé par l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy qui lui fait de l’œil, Emmanuel Macron débarque chez Rothschild. À 30 ans, et grâce à l’entremise de Jacques Attali, il mène une carrière de « salopard de banquier d’affaires », comme il s’amuse à rappeler. Il pilote notamment le rachat par Nestlé d’une filiale de Pfizer pour un montant de neuf milliards d’euros. Et empoche au passage un chèque de deux millions d’euros. Ce n’est pas Alain Minc, qui a perçu son potentiel politique, et dont il se murmure qu’il lui aurait conseillé de mettre ainsi de l’argent de côté, qui dira l’inverse.
Surtout, il s’y forge un carnet d’adresses en or massif. De quoi donner envie à François Hollande de faire une exception. Le Président avait en effet refusé en mars dernier que le protégé occupe le poste de secrétaire d’État au Budget. Il avait également recalé sa candidature un mois plus tard pour entrer dans le gouvernement. C’est grâce à « l’estime » portée par Manuel Valls – « Un symbole de la réussite et de la réalité de la force du pays » –, et au nom de la « cohérence » de son gouvernement qu’il accepte, aidé de surcroît par un réseau d’amis influents : Jean-Pierre Jouyet et Jacques Attali bien sûr, mais également Bernard Cazeneuve, Laurent Fabius, Michel Sapin, Gaspard Gantzer, le think tank Terra Nova et même les réseaux de Stéphane Fouks chez Havas. Avec l’actuel ministre des Finances et des Comptes publics, Emmanuel Macron a déjà formé un duo pour le moins efficace dans l’élaboration du programme économique du candidat socialiste lors de la dernière campagne présidentielle. 
C’est aussi au nom d’une fidélité que le chef de l’État l’a choisi. Approché par Nicolas Sarkozy dès 2007, puis par Dominique Strauss-Kahn, Emmanuel Macron fait dès 2008 le choix de soutenir François Hollande. Ce alors même que le premier secrétaire du parti socialiste cote très bas dans les sondages : 24 % de confiance en moyenne, selon TNS Sofres. 

Social libéral
Le 15 mai 2012, Emmanuel Macron devient secrétaire général adjoint de l’Élysée chargé des Affaires économiques, rejoignant ainsi la garde rapprochée du Président : Pierre-René Lemas, secrétaire général, Sylvie Hubac, directrice de cabinet, Nicolas Revel, secrétaire général adjoint, Pierre Besnard, chef de cabinet, Paul Jean-Ortiz, conseiller diplomatique, Philippe Léglise-Costa, conseiller aux affaires européennes et Aquilino Morelle, conseiller politique. Si l’ex-plume du Président – et ancien directeur de campagne d’Arnaud Montebourg – parait parfois sceptique à son endroit, c’est avec lui qu’il rédige le discours des vœux du 31 décembre 2013.
Le plus jeune conseiller a beau tutoyer le Président, point de familiarité entre eux. Il n’y a qu’à voir dans le documentaire de Patrick Rotman, Le Pouvoir (2013) , le regard empreint d’admiration et de respect du jeune conseiller vis-à-vis de l’ex-premier secrétaire du PS. Assis quasiment systématiquement à sa gauche, c’est lui qui formule ses éléments de langage (EDL), poursuivant ainsi avec succès sa ligne idéologique : instigation du pacte de responsabilité, vœux présidentiels, annonces économiques à tendance libérale… À moins de 35 ans, il s’affirme comme un social-libéral qui souffle la politique de l’offre au chef de l’État et opère l’inflexion vers davantage de rigueur budgétaire. 
Durant deux ans, il joue en parallèle le rôle d’intermédiaire privilégié entre le Château, son occupant et les dirigeants français. Mais aussi auprès des syndicats avec lesquels il dit entretenir des relations « amicales ». Contactés, la CGT, FO et la CFDT, démentent toutefois être très « proches » de l’actuel ministre. L’homme fait ses preuves, avec humilité, sans tambour ni trompette. « Emmanuel Macron est quelqu’un qui attire les regards. Son intelligence est fulgurante et son analyse profonde. Il ne parle jamais de lui directement, mais manœuvre pour qu’on le fasse », résume un ancien camarade de promo à l’ENA, aujourd’hui très proche du pouvoir. « Il est certain qu’Emmanuel Macron avait des qualités pour réussir un parcours politique, mais pas forcément à gauche ! Je n’imaginais toutefois pas qu’il serait nommé aussi rapidement à la tête d’un tel ministère. Du jour au lendemain, c’est du jamais vu depuis Pompidou ! », résume Julien Aubert, député UMP du Vaucluse, et ancien Senghor. 
Très discret dans la presse et sur les réseaux sociaux, le nouveau ministre de l’Économie vient néanmoins de s’entourer du jeune Ismaël Emelien. Un inconnu ? Pas vraiment, le communicant est issu de l’écurie Havas de Stéphane Fouks – proche de Manuel Valls – et a collaboré avec la Fondation Jean Jaurès, le think tank dirigé par Gilles Finchelstein, à la direction d’un ouvrage intitulé Repenser l’action publique.

Symbole
Même dans son entourage politique, Emmanuel Macron ne suscite guère de critiques. « Humain, chaleureux et modeste » sont les épithètes les plus fréquentes à son endroit. Mais en off, certains admettent malgré tout qu’ « il se protège et qu’il est beaucoup plus hypocrite qu’il n’y paraît. Ne révélant pas ce qu’il pense, il est ainsi apprécié de tous. » D’autres évoquent une « gentillesse permanente qui ne peut aller sans un jeu de théâtre. » Peu importe, l’ambition a payé. « Emmanuel a toujours dit qu’il voulait s’engager en politique. Et il a beaucoup travaillé pour cela. Les circonstances ont joué en sa faveur. C’est une très bonne chose qu’il soit ministre. Finalement, je ne suis pas plus surpris que cela », rétorque son ami Gaspard Gantzer. 
Toutefois, le symbole de la banque Rothschild, après le discours du Bourget sur la finance abhorrée, a de quoi laisser perplexe. C’est oublier qu’Henri Emmanuelli, aujourd’hui à la gauche du PS, a passé neuf ans à la Compagnie financière Edmond de Rothschild. « J’étais directeur adjoint, salarié, lui associé gérant. La paye n’est pas la même », se défend le député des Landes. 
Le soir même de sa nomination, Manuel Valls a tenté de couper court aux polémiques : « Il y a des années qu’on crève de débats idéologiques et d’étiquettes surannées ». En écho, Jean-Christophe Cambadélis, rue de Solférino, insiste : « Comme tous les symboles, celui de la banque Rothschild doit être dépassé ». 
Trop tard et trop facile. À gauche du parti et à gauche de la gauche, la pilule a du mal à passer. « C’est loin d’être un bon symbole pour la gauche », se plaint Barbara Romagnan, députée du Doubs. Chez Un monde d’avance, le courant de Benoît Hamon, on n’hésite pas à déclarer : « Jaurès aurait décidé d’aller se faire assassiner une deuxième fois au Café du croissant… ». Chez les Verts, même son de cloche. « Au Medef, ils ont au moins le mérite de ne pas avancer masqués. Pas étonnant que sa nomination leur plaise », ironise l’eurodéputé Pascal Durand. « Le côté libéral m’effraie. Il risque de continuer à appliquer une méthode économique qui ne fonctionne pas : la social-démocratie », ajoute la sénatrice Esther Benbassa.

Peu importe les accusations, Emmanuel Macron reste concentré. Dans quelques jours, il va devoir présenter la nouvelle loi sur la croissance et le pouvoir d’achat au Parlement. À la clé sur le papier : six milliards d’euros au profit des consommateurs, la création de deux cent mille emplois, une ouverture relative des professions réglementées, la facilitation d’implantations commerciales et une simplification du droit du travail. Et à l’automne les assises de l’investissement. 

Retour en mai 2012, alors que les collaborateurs politiques de François Hollande se trouvent pour la première fois réunis en groupe de travail à l’Élysée, et que le plan de table installe Emmanuel Macron aux côtés du Président, ce dernier entame son discours par un avertissement pour le moins solennel : « Vous êtes les garants de ce que la France va être dans cinq ans. » Une phrase inaugurale qui résonne aujourd’hui comme une prophétie. « 

 

Pour (re)lire l’article sur Décideurs, cliquez ici!