Une usine de poules pondeuses peut-elle être à l’origine de cancers ? Après trois ans de combat, le village de Lescout est divisé. La crise du Covid a mis le problème sous cloche. Mais la ferme va réaliser des travaux. Les manifestations reprennent alors que l’administration traîne.
Par Ariane Riou, envoyée spéciale à Lescout (Tarn) et Elie Julien Le 20 octobre 2021 à 11h02
Dans les ruelles d’Albi, de petits groupes migrent discrètement vers la préfecture du Tarn. Le soleil tape sur les pavés de la place et sur les ardeurs des manifestants. Eloi a apporté des masques à gaz « pour marquer le coup ». Maïlys porte un drapeau à bout de bras. Une grande banderole cache l’entrée de l’institution : « La préfecture laisse empoisonner nos enfants. »
Nous sommes fin juillet 2021. Voilà deux ans que le collectif de Lescout, un village de 700 habitants dans le Tarn, ne s’était pas réuni. La crise sanitaire avait mis le combat sous cloche. Dans la torpeur de l’été, il resurgit. Le bras de fer oppose deux groupes : un poulailler géant, l’un des plus grands de France construit au milieu du village, et un groupe d’habitants, inquiets de respirer les odeurs « nauséabondes » qui s’en dégagent. Entre-temps, la ferme Gallès, du nom du propriétaire, a obtenu un nouveau permis de construire « qui va dans le sens d’une amélioration du bien-être animal », affirme la préfecture. « Le nouveau poulailler de plein air remplacera des poulaillers ancienne génération », renchérit la ferme dans un communiqué.
En France, le sujet de l’élevage intensif revient régulièrement sur le tapis depuis quelques mois. En mai, une proposition de loi « pour un élevage éthique » défendu par la sénatrice écologiste Esther Benbassa a été rejetée par le Sénat. Le texte entendait favoriser l’accès au plein air de tous les animaux d’élevage tout en créant un fonds de soutien aux agriculteurs. En septembre, le gouvernement a annoncé des moyens pour moderniser les exploitations ainsi que l’interdiction du broyage des poussins mâles avant la fin de l’année. Le sujet pourrait même s’inviter dans la campagne présidentielle. Yannick Jadot, candidat EELV, a déjà fait de la fin de l’élevage industriel l’une de ses mesures phares s’il était élu.
Dans le village, certains se frottent les mains : et si Lescout bénéficiait de ce contexte ? Depuis quatre ans, le collectif somme l’État de réaliser des mesures de l’air autour de la ferme. Les autorités traînent. « Tout ce qu’on veut, c’est savoir ce qu’on respire », souffle une habitante qui a roulé une heure depuis Lescout pour rejoindre la préfecture. La grosse voix de Jean-Luc Hervé, membre de la Confédération paysanne, résonne dans un mégaphone : « Cette situation est intolérable alors que de nouveaux malades apparaissent tous les jours à Lescout. »
Vraiment ? Depuis le début du combat, Lescout est tiraillé. Certains « anciens » accusent les derniers arrivés de « foutre le bordel ». « Ce sont des emmerdeurs ! » s’agace Ernest. Le retraité de 64 ans se remet difficilement d’un cancer à l’estomac, diagnostiqué pendant le premier confinement. Il a entendu, « comme tout le monde », cette « rumeur » sur les « odeurs du poulailler qui donnent le cancer ». « Moi, je ne les sens même pas », jure celui qui vit pourtant juste derrière la ferme.
Les non-réponses ont eu raison de la quiétude du village
Dans le hameau voisin de Licharié, Gérard, 65 ans, pèse ses mots. Il y a cinq ans, l’homme au crâne dégarni et au sourire franc a vaincu une tumeur de la prostate. Planté dans son potager, il pointe les maisons alentour : « Lui, il a eu un cancer, les gens là-bas aussi. Elle, c’était à la gorge, je crois. » Au-dessus de ses poireaux, il réfléchit : « C’est délicat de savoir si tout ça est lié. On n’a pas de preuve. »
Joachim s’interroge lui aussi. Il soulève sa chemise couverte de terre et montre la cicatrice qui cisaille son ventre. « J’ai eu un cancer au foie, on m’a retiré trois morceaux et je me bats encore aujourd’hui », souffle le sexagénaire, résident à Lescout depuis une décennie. Il a du mal à se « dire que ça peut venir d’à côté ». « Je la sens, l’odeur du poulailler. Ça pique, mais comment savoir ? »
Personne n’ose se mouiller. À l’image de David Moncayo. L’agriculteur, bien connu des téléspectateurs de « L’amour est dans le pré », veut rester « neutre ». « Je suis bien avec tout le monde ici, répète-t-il, tomates à la main. Je comprends les nuisances mais il faut bien que Cyril Gallès travaille… »
Les non-réponses ont eu raison de la tranquillité du village. Thomas Drieux, l’un des membres actifs du collectif de Lescout, a pris une décision radicale : il a quitté Lescout avec sa famille pour s’installer à Castres. « Je suis parti parce que j’avais peur. » Peur que « ma maison perde de la valeur », peur « pour mes enfants ». « Si on restait ici et qu’ils tombaient malades ? » Maïlys, agricultrice du coin, a déménagé dans un autre village pour que sa fille n’aille pas à l’école de Lescout qui surplombe l’usine de poules. « Le risque est trop élevé. Beaucoup d’autres habitants m’ont dit qu’ils auraient bien aimé faire comme moi. »
La mauvaise presse a égratigné l’image de Lescout. Dans l’un des hameaux du village, les Ferrié n’ont pas eu le choix. Ils sont restés. Au moment où l’affaire retentissait, le couple mettait en vente sa maison devenue trop grande depuis le départ de leurs enfants. Impossible de trouver preneur. « Il se peut que cette histoire ait joué… » souffle Mireille, la mère de famille. « Quand les gens tapent Lescout sur Internet, ils tombent sur toute cette affaire. Forcément, ça ne donne pas envie de venir », observe-t-on au collectif de Lescout.
À l’hôtel de ville, même le maire (SE), Serge Gavalda, pourtant d’habitude si loquace, rechigne à s’exprimer. Pire, il s’énerve quand on lui parle du dossier. « Cette histoire commence à me gonfler, souffle-t-il. On a des dossiers qui ont six mois de retard à cause de ça à la mairie, des subventions qu’on n’a jamais envoyées… »
Impuissants, les habitants ne peuvent que constater le va-et-vient des camions autour de la ferme Gallès. Des matériaux commencent à être livrés dans la cour. « Ça y est, il va s’agrandir. Et on ne sait toujours pas ce qu’il y a dans l’air… » soupire une habitante.
À la suite d’un énième recours, la préfecture a demandé au tribunal de trancher. « On ne peut pas s’opposer à cet agrandissement sans support juridique valable », explique Catherine Ferrier, la préfète du Tarn. L’entreprise de Cyril Gallès emploie treize personnes. « En aucun cas l’activité économique ne doit avoir un effet sur la santé, poursuit la préfète. Mais il n’est pas prouvé qu’il y ait un lien direct entre le nombre de cancers et les activités du territoire. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres éléments indirects à l’origine de ces maux. Le dossier n’est pas clos… »
Une étude sur la qualité de l’air… quand elle sera financée
La haut fonctionnaire dit entendre les inquiétudes des villageois. Elle estime pourtant « qu’on ne peut pas administrer un territoire sur des peurs ». « Il faut objectiver les données. L’effet de psychose entretient un mal-être, analyse-t-elle. J’ai la crainte d’une désinformation des riverains. Je conçois qu’ils vivent quelque chose de désagréable, mais il y a un besoin de rationnel. » La représentante de l’État ose une hypothèse : « Si on est stressé en permanence par une odeur, un bruit, cela peut occasionner des troubles physiques. »
À Albi, le collectif a été reçu en juillet à la préfecture. La discussion est fructueuse. « On a appris qu’un protocole pour une étude de l’air avait été établi, enfin », s’enchante Jean-Luc Hervé, meneur à la voix rauque. C’est l’Atmo, l’association indépendante à qui les pouvoirs publics délèguent la surveillance de la qualité de l’air dans les départements, qui a travaillé sur le sujet. Elle prévoit de rechercher « toutes les sources potentielles de nuisances » : fongicides, biocides, herbicides… « C’est la première fois en France que l’on va investiguer sur autant de sources potentielles de pollution, souligne Dominique Tilak, directrice générale de l’Atmo Occitanie, qui a pu pénétrer dans l’élevage. On pense pouvoir trouver de l’ammoniac. » Problème : l’Atmo attend encore un financement de 82 000 euros. Et si les analyses commencent effectivement début 2022, les résultats ne seront connus qu’à l’été 2023. Soit sept ans après le début du conflit. « On sait qu’il y a des attentes, des inquiétudes. Nous serons transparents », promet l’association.
Après cette réunion en préfecture, l’équipe de communication de Cyril Gallès s’est fendue d’un communiqué. « Tous les contrôles réglementaires de l’entreprise Gallès sont OK. (…) Notre entreprise a répondu à toutes les demandes de contrôle, de modification, d’explication », indique le document. Pour l’éleveur, « le collectif se place dans le déni et dans la surenchère de fausses informations concernant la taille de notre exploitation et l’augmentation des effectifs. »
Pas de quoi intimider le collectif. Mi-septembre, la salle des fêtes de Lescout s’ouvre aux habitants. Certains ne s’étaient pas retrouvés depuis des mois. La réunion publique porte sur « le projet d’extension de la ferme-usine ». Une équipe de télévision qui réalise un documentaire sur l’élevage de poules en France filme tous les échanges. Les uns après les autres, les fortes têtes du collectif retracent l’histoire de la polémique, détaillent les chiffres des cancers et reviennent sur les dernières avancées.
« L’histoire de Lescout, toute la profession agricole la regarde en France », jure Jean-Luc Hervé, de la Confédération paysanne. Après la présentation, viennent les questions. Quand l’étude de l’Atmo débutera-t-elle ? Où trouver l’argent ? L’assistance s’agace. Une dame dans le public ose : « Ça fait huit ans qu’on voit des fumées et qu’on sent des odeurs pas possibles. Je veux bien être pacifiste mais à un moment donné… »