Le délit de solidarité, symbole d’un populisme d’un autre âge qui transforme le migrant en ennemi (Huffington Post, Blogs, mardi 10 avril 2018)

AFP

Le délit de solidarité, symbole d’un populisme d’un autre âge qui transforme le migrant en ennemi.

Depuis plusieurs mois, dans le contexte de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise migratoire » – qu’il serait plus juste d’appeler une crise de l’accueil –, nous assistons à la multiplication des poursuites judiciaires contre celles et ceux de nos concitoyens qui font preuve de solidarité avec les exilés.

Qu’est-ce que le « délit de solidarité »?

Ils sont majoritairement poursuivis sur le fondement de l’article L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) qui punit de cinq ans d’emprisonnement et de 30.000 euros d’amende « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France ».

Ce même article précise certes que ces actes sont pénalement sanctionnés « sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4 ». Ce sont ces « exemptions » qui sont censées mettre à l’abri de toute poursuite les personnes apportant aux étrangers une aide désintéressée. La rédaction de cet article L 622-4 a de fait été modifiée par la loi du 31 décembre 2012 « relative à la retenue pour vérification du droit au séjour et modifiant le délit d’aide au séjour irrégulier pour en exclure les actions humanitaires et désintéressées ».

Mais contrairement à ce que voudrait faire croire le titre de la loi, cet article ne constitue toujours pas une protection suffisamment efficace contre des poursuites visant des actions « humanitaires et désintéressées ». Dans bien des cas, elles peuvent encore être engagées pour intimider ou décourager des personnes qui agissent pourtant dans un but entièrement altruiste.

D’abord parce que les exemptions prévues ne jouent que pour l’aide au séjour et pas pour l’aide à l’entrée et à la circulation en France des étrangers en situation irrégulière. Même si elle agit dans un but totalement désintéressé et sans recevoir aucune contrepartie, une personne peut donc être poursuivie et condamnée si elle aide un étranger à passer la frontière ou même seulement à se rendre d’un point à un autre du territoire national en le prenant à bord de son véhicule.

Les procès intentés à Cédric Herrou, Pierre-Alain Mannoni, Martine Landry, au jeune Raphaël de 19 ans et aux autres sont venus nous rappeler que, contrairement aux affirmations des ministres de l’Intérieur successifs (Manuel Valls notamment), le délit de solidarité n’a donc jamais été abrogé, et qu’il n’est pas utilisé seulement pour combattre les passeurs et réseaux criminels mais aussi pour intimider les personnes solidaires.

Des « Justes » viennent en aide aux valeureux « sans-droits »

Lors de mes visites sur des sites comme MentonOuistrehamCalais, Lyon, etc., j’ai rencontré ces personnes de tous âges et de toutes conditions qui viennent au secours des exilés avec les moyens du bord. Elles les aident – sans contrepartie – à passer la frontière, les hébergent, les transportent, les soignent, les nourrissent. Une générosité spontanée, humaine, naturelle en direction de ces héros de notre temps que sont les migrants. Ils arrivent chez nous après de nombreuses pérégrinations, en ayant franchi des obstacles qui nous paraissent, à nous habitués au confort de la sédentarité, insurmontables. Nous pouvons bien regarder dans les yeux ces valeureux qui, après de tels parcours, sont traités chez nous comme la lie de la terre. Ils sont ces « sans-droits » dont parlait Hannah Arendt. Ils succèdent à d’autres « sans-droits » que l’Europe a connus à diverses époques. Agamben, quant à lui, évoque la « vie nue »: celle de ces individus réduits à leur vie biologique et dépourvus de tout droit.

Actuellement, la politique sécuritaire du gouvernement n’a pour effet que de déshumaniser davantage ces êtres qui rêvent juste, comme chacun de nous, d’une vie meilleure. La loi asile-immigration qui va bientôt être débattue en séance à l’Assemblée nationale ne fera qu’aggraver leur situation, déjà bien précaire. Les personnes qui leur tendent la main sont des Justes, comme ceux qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, prirent le risque de soustraire des juifs à la déportation. La comparaison, en l’occurrence, est un devoir éthique. Elle vise à bien faire saisir, dans les circonstances présentes, la différence entre le bien et le mal.

Ces Justes pallient les manquements de l’État, les violations répétées des droits des exilés, la négation de la législation nationale et du droit international en matière de protection de l’enfance. Rien ne destinait nombre de ces hommes et femmes à devenir des militants. Ils ont un jour croisé une personne en détresse et ont décidé de lui apporter un peu de soutien et de réconfort.

Abroger le délit de solidarité

Il est indispensable que la loi soit changée afin de protéger réellement les actions humanitaires menées dans un but non lucratif, comme le demande d’ailleurs la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dans son avis en date du 4 juin 2017.

Plusieurs propositions de loi allant dans ce sens ont été déposées depuis 2009 par les groupes de gauche de l’Assemblée nationale et du Sénat, aucune n’ayant abouti, y compris celle déposée sous le mandat de François Hollande.

À mon tour, le 24 janvier 2018, j’ai déposé au Sénat, avec le soutien du groupe CRCE (Communiste, Républicain, Citoyen et Écologiste) une nouvelle proposition de loi visant à modifier l’article L.622-1 du CESEDA de sorte que seule soit sanctionnée l’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers, apportée dans un but lucratif – la poursuite des filières de passeurs, des réseaux de traite des êtres humains et de toutes les personnes qui profitent de la détresse des migrants pour en tirer un profit financier devant bien sûr être maintenue.

Parviendrons-nous à abroger le délit de solidarité en ces temps troubles de populisme où il est si facile de transformer le migrant en ennemi de l’intérieur pour détourner la population de ses préoccupations sur son avenir, encore plutôt sombre ? Cela semble hélas peu probable.

Le procès de Martine Landry, encore une Juste, pour délit de solidarité, qui devrait se dérouler ce mercredi, nous rappellera une fois de plus l’urgence d’une telle abrogation.

L’histoire est celle-ci:

Cédric Herrou héberge deux mineurs isolés en attendant de les faire prendre en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) à laquelle il s’est adressé. N’ayant pas reçu de réponse de cet organisme, il fait la même démarche auprès de la gendarmerie. L’aide attendue se transforme en expulsion en Italie. Des avocats italiens s’adressent alors à Amnesty International au sujet de ces mineurs. Martine Landry, militante d’Amnesty, va les récupérer à la frontière franco-italienne. Elle est poursuivie pour aide à l’entrée. Un exemple typique de ce « délit de solidarité » à faire disparaître de notre droit. Martine Landry a agi comme militante, pour le bien de ces mineurs, sans aucun bénéfice personnel, uniquement mue par sa conscience.

L’histoire qu’on écrira demain évoquera sans complaisance la cruauté du gouvernement actuel envers les migrants. Il ne peut en être autrement. Au moins la France n’aura-t-elle pas été entièrement déshonorée grâce à ces Justes ordinaires. Des gens comme nous, qui disent simplement non à l’inhumanité de la politique d’accueil et d’asile actuellement en vigueur.