Le déclin du militantisme partisan est une entaille supplémentaire à la Ve République

Depuis plusieurs années, l’hémorragie des militants au sein des partis politiques est perceptible d’un bout à l’autre du pays. Les conséquences s’avèrent déjà fâcheuses.

L’effondrement des pratiques militantes a atteint un degré tel qu’il met en danger non plus simplement un système partisan déjà à terre, mais plus sûrement notre régime politique et nos institutions. Bien avant le début de la crise du Covid-19 voici bientôt un an, la société française a vu disparaitre à un rythme soutenu les opérations militantes les plus classiquement connues depuis des décennies: du traditionnel collage d’affiches aux distributions sur les marchés, du boîtage à l’organisation de réunions locales, de la parution d’un fanzine militant à la structuration d’une section locale. Les permanences présentes dans les chefs-lieux d’arrondissement ont pour la plupart disparu quand celles des chefs-lieux départementaux ont été invisibilisées ou que ces échelons ont dépéri. Le rideau est tombé sur la vie partisane de notre pays.

Autre indice, l’évidente déliquescence ou absence des services d’ordre partisans et syndicaux lors des manifestations de gauche. Cet encadrement qui fut plus qu’utile lors des anciennes mobilisations et de la progression de leurs cortèges sur le traditionnel itinéraire parisien Bastille-République-Nation semble s’être totalement évaporé. Longtemps, une forme de relative solidarité entre organisations de gauche permit aux mouvements sociaux, aux manifestations syndicales ou de gauche de se dérouler sans heurts et en limitant tant que faire se peut les agissements d’éléments extérieurs (casseurs notamment) ou l’action d’éventuels agents provocateurs. Cette réalité additionnée à des techniques de maintien de l’ordre désormais largement contestées ont conduit beaucoup de militants ou sympathisants à éviter de défiler.

Les partis politiques, ces mondes engloutis

Le coup de grâce au traditionnel système partisan de la Ve République a été porté par Emmanuel Macron en s’en prenant aux effectifs de nombreux partis. Il est connu que les chiffres communiqués par les partis politiques ne sont pas forcément les vrais, voire qu’ils diffèrent grandement de la réalité. La confusion entre adhérent et militant est de surcroît souvent commise. Un fichier pléthorique peut receler un vice caché en matière de militance: pyramide des âges en «V», présence de militants affirmant ne pas vouloir militer sur le terrain, etc.

Les chiffres communiqués révèlent à la gauche et à la droite radicale une faiblesse démographique qui n’est préoccupante que pour les partis existants. Cette démographie militante peut revêtir un caractère inquiétant quant à l’avenir du débat démocratique en France. Le dernier-né véritable des partis politiques est le parti au pouvoir, La République en marche, qui affirmait pouvoir compter sur 400.000 adhérents. Le chiffre est évidemment gonflé par le mode d’adhésion alors en vigueur à En marche: un clic, sans cotisation, permettant l’accès au reste du site.

​Le coup de grâce au traditionnel système partisan de la Ve République a été porté par Emmanuel Macron​.

Le PS a perdu 40.000 adhérents. Le Rassemblement national en revendique 40.000. La droite de gouvernement a, des années durant, été capable de mobiliser un grand nombre de militants lors de ses rassemblements internes. Ce fut le cas du RPR de Jacques Chirac, pendant deux décennies, lors de ses assises avec 10.000, 20.000 (1995), voire 40.000 militants lors de sa fondation en 1976. Les partis de gouvernement ont longtemps été présents dans tous les cantons de France –on en est loin et, aux élections locales, rares sont les candidats affichant un logo. Il est désormais raisonnable de penser que le nombre de militants actifs soit loin, très loin de passer la barre des 100.000 dans un pays où le corps électoral compte plus de 47 millions de personnes inscrites sur les listes électorales.

De la contre-société à l’ennui

Parmi les causes du déclin du militantisme, il faut mentionner le déclin accéléré de l’affectio societatis, s’expliquant en partie seulement par une montée de l’individualisation de l’engagement. Sans remonter à la «contre-société» du PCF, ses activités de loisirs et ses fêtes militantes, ses organisations thématiques dont la Fête de l’Humanité demeure l’emblématique et encore vigoureux vestige, de Fêtes de la Rose en banquets du RPR, la vie militante permettaient un certain mélange social et générationnel. Même le Front national avait sa Fête des Bleu-Blanc-Rouge, les fameuses BBR. La vie d’un militant RPR le mettait au contact d’un ancien de la Deuxième DB adhérent du RPF en 1947 ou d’un fondateur de la fédération du même mouvement dans ce qui était encore le Maroc sous protectorat français.

Au PS, la mémoire se transmettait par exemple par la projection des films de Marceau Pivert sur 1936. Or, si les militants n’ont pas goût à se retrouver, si une hiérarchie intellectuelle ou sociale extérieure s’incruste de façon trop ostentatoire dans un groupe militant, si celui-ci est victime de la froideur et de l’indifférence de nouveaux venus, leur groupe s’étiole puis disparaît. Le livre de Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre La Société des socialistes est, de ce point de vue, à lire et à relire. Dans le monde militant, les relations interpersonnelles et intergénérationnelles sont importantes, il faut prendre conscience de la fonction primordiale de formation. La plupart des partis s’en sont défaits.

La formation consiste à donner une grille d’analyse complète du monde, à permettre au nouvel arrivant à se situer dans le long terme, c’est-à-dire à ce qui existait avant lui et à ce qui doit exister après lui. Le militantisme est un rapport au monde. Cela fit la force historique du socialisme révolutionnaire comme l’a souvent rappelé dans ses écrits Régis Debray par exemple. Sans formation donnée au militant, d’où qu’il vienne, la culture générale propre à expliquer le monde, les opérations de porte-à-porte vendues à prix prohibitif (et largement survendues du point de vue du résultats) aux partis politiques tournent vite au mieux au dialogue de sourds et au pire à la bérézina avec le risque de faire fuir l’électorat.

L’homme nouveau militant est-il advenu? Tout militant politique formé à l’ancienne a vécu cette scène étrange où un jeune homme ou une jeune femme frappe à la porte d’une permanence ou d’un mouvement pour proposer ses services mais «pour écrire des notes, pas pour coller des affiches», notes qui inspirent en général peu d’intérêt au candidat puisque celui-ci dispose déjà d’une clientèle de prétendants (hauts) fonctionnaires à d’éventuels postes en cas de succès de sa campagne. De surcroît, le militant nouveau a des connaissances et son capital social et culturel vaut argument d’autorité. Il vit par ailleurs dans l’immédiateté des réseaux sociaux. Le plus désintéressé vient pour faire ses humanités tout comme le plus intéressé est déjà l’ombre du concurrent du candidat qu’il vient soutenir. L’engagement militant est un peu désormais comme l’ancienne publicité du PMU: «Aujourd’hui on joue comme on aime!»

Comme l’a souligné Rémi Lefebvre, l’esprit participatif en vogue depuis deux décennies au PS a eu pour conséquence de défavoriser les militants les moins dotés scolairement. D’adhésions à 20 euros en adhésions en un clic à la faveur d’une désignation présidentielle, les effectifs gonflent de façon pléthorique mais étouffent le cœur militant d’une section, d’une fédération, voire d’un parti dans son ensemble. In fine, l’effondrement du militantisme se concrétise par un enfermement sur un cénacle de plus en plus restreint de salariés du monde politique sous ses différentes formes.

La France insoumise (LFI), bien que s’affichant comme un mouvement gazeux, peut s’appuyer sur la formation initiée par les mélenchonistes avec Pour la République sociale (PRS), le Parti de Gauche (PG), poursuivies à LFI, ainsi que sur un travail de terrain réel impliquant une véritable inventivité militante. Toutefois, parfois, les insoumis ont tendance à se séparer de celles et ceux qui prennent la parole un peu trop bruyamment d’une manière qui rappelle les antiques accusations de fractionnisme ou de déviationnisme au sein du PCF de l’époque Thorez-Vermeersch… de quoi intimider la ou le nouveau venu. Tout n’était peut-être pas à retenir dans l’ancienne vie des partis.

Quelques responsables de partis politiques tentèrent bien d’enrayer la spirale destructrice du militantisme partisan. Philippe Séguin, patron du RPR en 1997, créa une École des cadres et une revue de réflexion, vite mis à sac par ses successeurs. Martine Aubry tenta d’impulser au sein du PS les éléments d’une réanimation du militantisme mais la substitution de la Coopol (sorte de réseau social socialiste qui tourna au radical échec) à l’Hebdo des Socialistes, envoyé à chaque adhérent contribua à casser le lien entre la direction du PS et sa base.

La fin des partis? La fin d’un régime

Les conséquences d’un tel déclin du militantisme partisan sont nombreuses. Les mouvements sociaux successifs ont été privés de débouché politique. La dialectique du mouvement d’en haut et du mouvement d’en bas brisée n’a donc permis, de facto, aucune projection politique dans les institutions. La droite parlementaire a semblé courir après La Manif pour tous sans en appréhender ni le sens ni la portée exacte, impliquant des erreurs stratégiques ultérieures. La gauche fut presque hors-jeu lors de Nuit Debout ou du mouvement des «gilets jaunes». Dans ces derniers cas, à l’exception des insoumis et de quelques personnalités comme Esther Benbassa, l’horizontalité contestataire n’a pu compter sur une verticalité institutionnalisée.

Les mouvements sociaux successifs ont été privés de débouché politique.

La crise de régime a cherché sa résolution dans la substitution d’un nouveau système partisan à un autre. L’élection d’Emmanuel Macron aurait dû permettre à cette substitution de se réaliser avec succès.

Si l’ancien système partisan est mort en 2017, le nouveau est en revanche mort-né. Ce qui est désormais déterminant pour la VRépublique est la disparition du militantisme partisan. De surcroît, le Covid bannissant le présentiel, nombre de groupes militants existant encore localement risquent de dépérir.

On ne peut que constater que, si la crise de 2008-2009 propage ses effets et rend plus magmatique l’idéologie de la société française, le déclin de la vie militante affaiblit désormais jusqu’à des institutions nationales ou locales déjà fortement fragilisées.

Lien de l’article : http://www.slate.fr/story/199353/militants-politiques-baisse-nombre-adherents-partis-conseiquences-v-republique-crise-regime