Le 17 octobre 1961 résolu au Sénat (Mediapart, 23 octobre 2012)

par Antoine Perraud

L’heure est grave mais l’humeur badine, ce mardi 23 octobre 2012 à 14 h 50, dans l’hémicycle encore vide, mis à part le sénateur socialiste David Assouline : il peaufine son intervention, déjà calé dans son fauteuil rouge, le nez dans ses feuillets. Deux huissiers en redingote et portant chaîne en U sur leur poitrail orné d’un nœud papillon blanc (mais sans épée ceinte à la taille comme leurs collègues d’un rang sans doute supérieur), jouent à s’envoyer, de part et d’autre de la tribune, à l’aide d’un élastique, de petits papiers bien pliés. C’est la guerre des boutons. Il va être question de la guerre d’Algérie : une proposition de résolution pour la reconnaissance des massacres policiers du 17 octobre 1961 à Paris et souhaitant « la réalisation d’un lieu du souvenir à la mémoire des victimes ».

Arrivent deux compères de l’UMP. Pierre Charon, gai comme un Portugais, et Roger Karoutchi, teint comme un Argentin. Celui-ci s’adresse haut et fort à David Assouline, qu’il juge sans doute gnol comme un Espagnol : « Tu vas voter contre ce texte ! » Assouline prend la mine renfrognée du capitaine Haddock à la vue de Séraphin Lampion.

Le président de séance gagne le plateau à 15 heures et donne la parole à Claude Domeizel, socialiste, président du groupe d’amitié France-Algérie du Sénat, qui prétend parler avec la retenue, savamment républicaine, due à sa fonction. Il loue la déclaration de François Hollande à propos du 17 octobre 1961, qu’il situe dans l’heureuse lignée de celle de l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière, en février 2005, désignant les massacres de Sétif du 8 mai 1945 comme une « tragédie inexcusable ». Ce propos, rappelle-t-il, devait déboucher sur un traité entre la France du président Chirac et l’Algérie. Il n’en fut rien et M. Domeizel met en garde ses collègues contre « la pollution de polémiques qui trouvent leur origine en dehors de l’hémicycle ». Roger Karoutchi grogne de manière itérative, vaguement entouré de neuf partisans résignés, tandis que les rangs de gauche alignent tout au plus une trentaine de parlementaires.

Le président donne la parole au communiste Pierre Laurent, qui rappelle le combat de son groupe en faveur de la « reconnaissance des crimes coloniaux », parmi lesquels il cite « la disparition, entre guillemets, de Maurice Audin ». Il estime que le débat qui s’ouvre confère une importance supplémentaire à la déclaration de François Hollande : « Ce débat aurait mérité la présence du ministre de l’intérieur », relève-t-il sans hausser le ton – occurrence chez lui rarissime.

Une grande partie de son intervention porte sur son souhait « de règles communes en matière d’archives, conformes à un État démocratique », n’omettant ni les documents de la préfecture de police, ni les annales du ministère des affaires étrangères, refusant par ailleurs que soient privatisés les témoignages de l’action publique des anciens ministres, chefs de gouvernement ou présidents de la République.

Roger Karoutchi grommelle à tout va quand Pierre Laurent présente le 17 octobre 1961 comme un « crime d’État ». Et lorsqu’il déroule les horreurs inspirées par le colonialisme, de Sétif au métro Charonne en passant par Madagascar (1947) et l’Indochine, une sénatrice de droite s’époumone « 5 juillet ! » (à propos du drame d’Oran en 1962).

Pierre Laurent, imperturbable – c’est la qualité de son défaut (une absence totale de don oratoire) –, s’en prend maintenant au préfet Maurice Papon proclamant aux policiers parisiens qu’ils devraient, pour un coup reçu, en rendre dix. Suit le récit du 17 octobre 1961 : « sauvagerie inouïe », « mâchoires brisées », « 200 morts ». En réaction, Roger Karoutchi dodeline du chef pour mimer le scepticisme censé l’envahir. Pierre Laurent évoque la loi du silence, malgré « Jacques Duclos qui dénonce la répression dans cet hémicycle, le 19 octobre 1961 ». Un autre communiste, le journaliste Marcel Trillat, une fois Mitterrand élu, brisera cette omerta, rappelle Pierre Laurent, avec un sujet sur le 17 octobre au journal d’Antenne 2.

Cinquante et un ans après la tuerie, l’orateur juge « navrants » les propos de Christian Jacob, le chef de file des députés UMP, qui s’en est pris à la déclaration de François Hollande en estimant « intolérable de mettre en cause la police républicaine ». Cette citation, selon M. Laurent, serait à rapprocher de celle d’un grognard de l’Algérie française, longtemps pilier du gaullisme parisien, Bernard Lafay (1903-1977), justifiant, le 31 octobre 1961, l’action de la police, « protectrice de la population parisienne et ayant évité que les événements ne dégénèrent en tragédie »

Roger Karoutchi monte ensuite à la tribune – « enfin un vrai talent ! », s’exclame Pierre Charon –, sans notes, sûr de son aisance d’agrégé d’histoire (« l’historien que je suis », répète-t-il avec une fatuité déconcertante) ; certain de remporter la partie en transformant l’hémicycle en café du commerce. Il commence par exciper de sa naissance marocaine, puis marque quelques points en reprochant à Pierre Laurent d’avoir fait mine de croire qu’il n’y avait, en 1961, que la gauche d’un côté et l’OAS de l’autre : « Un peu de calme, sur ce sujet ; l’OAS, à ce que je sache, n’a jamais voulu assassiner Duclos mais bien de Gaulle, dont le génie politique fut d’imposer l’indépendance de l’Algérie à son camp. » Toutefois Roger Karoutchi, sous prétexte de contextualiser l’époque de la guerre d’Algérie marquée par une rare violence, en arrive à minimiser les crimes de la police le 17 octobre 1961. Il n’y voit que des « dérives », des « dérapages » et des « bavures », commis par des fonctionnaires votant à 80 % pour des syndicats classés à gauche : « C’est quoi ces policiers qui deviendraient tout à coup des monstres ?! »

Pour dédouaner un peu plus Papon, M. Karoutchi cite les morts à mettre sur le compte du socialiste Jules Moch brisant les grèves insurrectionnelles de 1947. Le sénateur UMP s’insurge qu’on puisse s’en prendre, au sujet du 17 octobre 1961, à la République légitime et légale, contrairement au régime de Vichy lors de la rafle du Vél d’Hiv du 16 juillet 1942. Concluant ce grand moment de confusionnisme improvisé, Roger Karoutchi clame dans le désert du Palais du Luxembourg : « La France est un pays, franchement, où on ne peut pas dire que l’Histoire fut d’une sérénité totale. Mais cette Histoire, c’est la nôtre. »

« Je veux rendre hommage à ma mère… »

Le socialiste David Assouline monte à la tribune et sort également l’argument d’autorité (il est certifié d’histoire), insistant sur les recherches qu’il a menées sur la répression du 17 octobre 1961. Il offre un récit plein de bruit et de fureur, usant de toutes les ficelles du tribun confirmé, dont des assonances à donner la chair de poule : « On a fracassé des crânes avec des crosses. » En maniant l’implicite, il rappelle qu’une partie de la population (comprendre les descendants d’immigrés) est gagnée par l’amertume face aux non-dits de nos livres d’histoire, « alors qu’il faut rassembler la nation ».

Un autre communiste, Guy Fischer, se félicite de ce débat, qu’il relie à celui d’après-demain concernant la reconnaissance du 19 mars 1962 (cessez-le-feu en Algérie) : « J’aurai vécu la même semaine un double point d’orgue en tant que militant et que parlementaire, puisque le combat anti-colonialiste demeure un repère ineffaçable de mon engagement, tout comme son prolongement, c’est-à-dire le refus du pillage des richesses des anciennes possessions françaises, ainsi que la lutte contre le révisionnisme en faveur de l’Algérie française, venu de l’extrême droite et gagnant désormais des franges de l’UMP. »

Roger Karoutchi maugrée, mais la bronca sera pour la fin de l’intervention, quand Guy Fischer regrette que demeure d’actualité « le transfert des cendres de Bigeard au mémorial de Fréjus. Il semble que le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, n’ait pas renoncé à cet acte inconsidéré ». Deux ou trois voix de droite (un tiers du clan présent) hurlent alors : « Indécent ! »

C’est au tour du centriste Yves Pozzo di Borgo de prendre la parole. L’homme ne sait pas lire un discours. C’est ainsi. On croit comprendre qu’il se débrouille pour placer une référence à Jean-Louis Borloo. Il réclame « une réciprocité et un parallélisme » avec l’Algérie indépendante : elle reconnaît les crimes du FLN, la France reconnaît alors ses exactions. C’est assez filandreux et faux-cul. Centriste. Il parle de « tendre la main au nom de la pacification », ce qui s’avère maladroit puisque “la pacification”, comme “le maintien de la paix”, était une périphrase pour désigner la guerre coloniale. À la fin, M. Pozzo di Borgo voudrait lire un texte de Camus, qui use du mot adéquat (« apaisement »), mais l’orateur se met bizarrement à pleurer. Il faut donc renoncer à comprendre un traître mot.

Robert Hue lui succède, en costume gris, presque en noir et blanc. Ayant quitté les communistes, il parle au nom d’un groupe abritant des rescapés du radicalisme autour de Jean-Michel Baylet, plus un UMP dissident du Jura, Gilbert Barbier. Ce RDSE (Rassemblement démocratique et social européen) se divise : quinze voteront pour la résolution, deux Corses s’abstiendront et le Jurassien votera contre. Robert Hue ne dit pas grand-chose que nous n’ayons déjà entendu. Roger Karoutchi ne prend guère la peine de se manifester.
Avec Esther Benbassa, à laquelle Roger Karoutchi avait baisé la main au début de la séance, les dentiers grincent à droite comme à gauche. L’oratrice commence en effet par regretter l’absence du ministre de l’intérieur, en y mettant davantage le ton que Pierre Laurent – guère difficile. Surtout, elle rappelle la défiance des communistes, encore en 1961, vis-à-vis du FLN, si bien que L’Humanité titrait, au lendemain du 17 octobre, sur le congrès du parti communiste d’Union des républiques socialistes soviétiques. Et ne publiait pas la moindre photographie des “paponnades”, qu’avait saisies l’un de ses photographes, Georges Azenstarck, depuis le balcon du journal.…

Par ailleurs, la sénatrice verte rappelle que ce fut, voilà cinquante et un ans, une manifestation avec des femmes, beaucoup de femmes, ce qui n’est guère souligné. Enfin, Esther Benbassa, en de brèves minutes, ressuscite, face aux « abîmes de cruautés, de lâchetés, d’aveuglement volontaire ou pas » des responsables politiques, le courage de la société civile, l’éditeur François Maspero publiant Ratonnades à Paris de Paulette et Marcel Péju. On voit soudain s’incarner dans son discours Claude Lanzmann, Pierre Vidal-Naquet, Robert Antelme, Elsa Triolet, Jean-Paul Sartre, mais aussi des syndicalistes, le photographe Elie Kagan, bref tout ce qui sauve l’honneur quand le politique s’affaisse. Roger Karoutchi, qui s’était réjoui à grands cris lors du rappel de la passivité communiste, fait à nouveau grise mine.

La socialiste Bariza Khiari cite quant à elle, longuement, l’ancien président du Mrap, Mouloud Aounit (1953-2012), mort en août dernier. Son discours voit l’entrée dans l’hémicycle du chancelant Christian Poncelet, 84 ans, jadis président du lieu. Il reste deux minutes à discuter avec deux chauves ventripotents, qui continuent ensuite, haut et fort, leur conversation, sans comprendre la violence symbolique qu’ils exercent à l’encontre de l’oratrice, musulmane franco-algérienne, qui obtient enfin le silence lorsqu’elle déclare, de sa voix douce : « Je veux rendre hommage à ma mère, emprisonnée pour ses idées politiques, et à mon père, arrêté en France et torturé, puis exilé en Algérie. »

Il revient à Alain Vidalies, ministre délégué auprès du premier ministre, chargé des relations avec le Parlement, de donner l’avis favorable du gouvernement à cette résolution, qu’il s’emploie à situer dans le sillage des « mots clairs et mesurés de François Hollande » : « Voici l’occasion de témoigner respect et considération à tous les acteurs et à toutes les victimes de ce conflit. Il n’y a pas de place pour la concurrence des mémoires et des victimes. Nous n’oublierons jamais la liste des autres tragédies. La vérité doit être dite sans repentance ni mise en accusation particulière. »

Le ministre a des paroles bien senties pour laisser toute leur autonomie aux historiens (« nulle volonté d’établissement d’une quelconque politique mémorielle »), mais il ne prononce pas un mot sur l’ouverture des archives, dont certaines ont déjà été détruites ou expurgées, ainsi que le rappela Esther Benbassa.

Et voilà comment par 174 voix pour et 168 contre, ce bastion du verrouillage que fut jusqu’ici le Sénat, vota une résolution qui eût pu ressembler à une révolution, si ce gouvernement n’avait pas l’habitude de bâillonner en lui tout ce qui pourrait, à ses yeux affolés de lapin pris dans les phares, requinquer la droite : c’est-à-dire sa condition, son ontologie, son ADN, son exigence et sa moindre posture… de gauche !

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