par Antoine Perraud
L’heure est grave mais l’humeur badine, ce mardi 23 octobre 2012 à 14 h 50, dans l’hémicycle encore vide, mis à part le sénateur socialiste David Assouline : il peaufine son intervention, déjà calé dans son fauteuil rouge, le nez dans ses feuillets. Deux huissiers en redingote et portant chaîne en U sur leur poitrail orné d’un nœud papillon blanc (mais sans épée ceinte à la taille comme leurs collègues d’un rang sans doute supérieur), jouent à s’envoyer, de part et d’autre de la tribune, à l’aide d’un élastique, de petits papiers bien pliés. C’est la guerre des boutons. Il va être question de la guerre d’Algérie : une proposition de résolution pour la reconnaissance des massacres policiers du 17 octobre 1961 à Paris et souhaitant « la réalisation d’un lieu du souvenir à la mémoire des victimes ».
Arrivent deux compères de l’UMP. Pierre Charon, gai comme un Portugais, et Roger Karoutchi, teint comme un Argentin. Celui-ci s’adresse haut et fort à David Assouline, qu’il juge sans doute gnol comme un Espagnol : « Tu vas voter contre ce texte ! » Assouline prend la mine renfrognée du capitaine Haddock à la vue de Séraphin Lampion.
Le président donne la parole au communiste Pierre Laurent, qui rappelle le combat de son groupe en faveur de la « reconnaissance des crimes coloniaux », parmi lesquels il cite « la disparition, entre guillemets, de Maurice Audin ». Il estime que le débat qui s’ouvre confère une importance supplémentaire à la déclaration de François Hollande : « Ce débat aurait mérité la présence du ministre de l’intérieur », relève-t-il sans hausser le ton – occurrence chez lui rarissime.
Une grande partie de son intervention porte sur son souhait « de règles communes en matière d’archives, conformes à un État démocratique », n’omettant ni les documents de la préfecture de police, ni les annales du ministère des affaires étrangères, refusant par ailleurs que soient privatisés les témoignages de l’action publique des anciens ministres, chefs de gouvernement ou présidents de la République.
Roger Karoutchi grommelle à tout va quand Pierre Laurent présente le 17 octobre 1961 comme un « crime d’État ». Et lorsqu’il déroule les horreurs inspirées par le colonialisme, de Sétif au métro Charonne en passant par Madagascar (1947) et l’Indochine, une sénatrice de droite s’époumone « 5 juillet ! » (à propos du drame d’Oran en 1962).
Pierre Laurent, imperturbable – c’est la qualité de son défaut (une absence totale de don oratoire) –, s’en prend maintenant au préfet Maurice Papon proclamant aux policiers parisiens qu’ils devraient, pour un coup reçu, en rendre dix. Suit le récit du 17 octobre 1961 : « sauvagerie inouïe », « mâchoires brisées », « 200 morts ». En réaction, Roger Karoutchi dodeline du chef pour mimer le scepticisme censé l’envahir. Pierre Laurent évoque la loi du silence, malgré « Jacques Duclos qui dénonce la répression dans cet hémicycle, le 19 octobre 1961 ». Un autre communiste, le journaliste Marcel Trillat, une fois Mitterrand élu, brisera cette omerta, rappelle Pierre Laurent, avec un sujet sur le 17 octobre au journal d’Antenne 2.
Cinquante et un ans après la tuerie, l’orateur juge « navrants » les propos de Christian Jacob, le chef de file des députés UMP, qui s’en est pris à la déclaration de François Hollande en estimant « intolérable de mettre en cause la police républicaine ». Cette citation, selon M. Laurent, serait à rapprocher de celle d’un grognard de l’Algérie française, longtemps pilier du gaullisme parisien, Bernard Lafay (1903-1977), justifiant, le 31 octobre 1961, l’action de la police, « protectrice de la population parisienne et ayant évité que les événements ne dégénèrent en tragédie »…
Pour dédouaner un peu plus Papon, M. Karoutchi cite les morts à mettre sur le compte du socialiste Jules Moch brisant les grèves insurrectionnelles de 1947. Le sénateur UMP s’insurge qu’on puisse s’en prendre, au sujet du 17 octobre 1961, à la République légitime et légale, contrairement au régime de Vichy lors de la rafle du Vél d’Hiv du 16 juillet 1942. Concluant ce grand moment de confusionnisme improvisé, Roger Karoutchi clame dans le désert du Palais du Luxembourg : « La France est un pays, franchement, où on ne peut pas dire que l’Histoire fut d’une sérénité totale. Mais cette Histoire, c’est la nôtre. »
« Je veux rendre hommage à ma mère… »
Le socialiste David Assouline monte à la tribune et sort également l’argument d’autorité (il est certifié d’histoire), insistant sur les recherches qu’il a menées sur la répression du 17 octobre 1961. Il offre un récit plein de bruit et de fureur, usant de toutes les ficelles du tribun confirmé, dont des assonances à donner la chair de poule : « On a fracassé des crânes avec des crosses. » En maniant l’implicite, il rappelle qu’une partie de la population (comprendre les descendants d’immigrés) est gagnée par l’amertume face aux non-dits de nos livres d’histoire, « alors qu’il faut rassembler la nation ».
Roger Karoutchi maugrée, mais la bronca sera pour la fin de l’intervention, quand Guy Fischer regrette que demeure d’actualité « le transfert des cendres de Bigeard au mémorial de Fréjus. Il semble que le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, n’ait pas renoncé à cet acte inconsidéré ». Deux ou trois voix de droite (un tiers du clan présent) hurlent alors : « Indécent ! »
C’est au tour du centriste Yves Pozzo di Borgo de prendre la parole. L’homme ne sait pas lire un discours. C’est ainsi. On croit comprendre qu’il se débrouille pour placer une référence à Jean-Louis Borloo. Il réclame « une réciprocité et un parallélisme » avec l’Algérie indépendante : elle reconnaît les crimes du FLN, la France reconnaît alors ses exactions. C’est assez filandreux et faux-cul. Centriste. Il parle de « tendre la main au nom de la pacification », ce qui s’avère maladroit puisque “la pacification”, comme “le maintien de la paix”, était une périphrase pour désigner la guerre coloniale. À la fin, M. Pozzo di Borgo voudrait lire un texte de Camus, qui use du mot adéquat (« apaisement »), mais l’orateur se met bizarrement à pleurer. Il faut donc renoncer à comprendre un traître mot.
Par ailleurs, la sénatrice verte rappelle que ce fut, voilà cinquante et un ans, une manifestation avec des femmes, beaucoup de femmes, ce qui n’est guère souligné. Enfin, Esther Benbassa, en de brèves minutes, ressuscite, face aux « abîmes de cruautés, de lâchetés, d’aveuglement volontaire ou pas » des responsables politiques, le courage de la société civile, l’éditeur François Maspero publiant Ratonnades à Paris de Paulette et Marcel Péju. On voit soudain s’incarner dans son discours Claude Lanzmann, Pierre Vidal-Naquet, Robert Antelme, Elsa Triolet, Jean-Paul Sartre, mais aussi des syndicalistes, le photographe Elie Kagan, bref tout ce qui sauve l’honneur quand le politique s’affaisse. Roger Karoutchi, qui s’était réjoui à grands cris lors du rappel de la passivité communiste, fait à nouveau grise mine.
Il revient à Alain Vidalies, ministre délégué auprès du premier ministre, chargé des relations avec le Parlement, de donner l’avis favorable du gouvernement à cette résolution, qu’il s’emploie à situer dans le sillage des « mots clairs et mesurés de François Hollande » : « Voici l’occasion de témoigner respect et considération à tous les acteurs et à toutes les victimes de ce conflit. Il n’y a pas de place pour la concurrence des mémoires et des victimes. Nous n’oublierons jamais la liste des autres tragédies. La vérité doit être dite sans repentance ni mise en accusation particulière. »
Le ministre a des paroles bien senties pour laisser toute leur autonomie aux historiens (« nulle volonté d’établissement d’une quelconque politique mémorielle »), mais il ne prononce pas un mot sur l’ouverture des archives, dont certaines ont déjà été détruites ou expurgées, ainsi que le rappela Esther Benbassa.
Et voilà comment par 174 voix pour et 168 contre, ce bastion du verrouillage que fut jusqu’ici le Sénat, vota une résolution qui eût pu ressembler à une révolution, si ce gouvernement n’avait pas l’habitude de bâillonner en lui tout ce qui pourrait, à ses yeux affolés de lapin pris dans les phares, requinquer la droite : c’est-à-dire sa condition, son ontologie, son ADN, son exigence et sa moindre posture… de gauche !