Voici la tribune que j’ai rédigée pour le nouveau webmédia « Huffington Post » paru le 25 janvier 2012 :
« Les Arméniens n’ont pas eu, comme les Juifs, leur Nuremberg. Par la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien, la France a un peu comblé ce manque. Mais ce n’est que lorsque la Turquie elle-même franchira ce pas que justice sera faite. Cela, nul ne peut le faire à la place de la Turquie, lieu du crime.
Un génocide a bien été perpétré par les Jeunes-Turcs, aidés par des Kurdes dans l’exécution des massacres, même si certains d’entre eux refusèrent de collaborer et abritèrent des survivants. Et si la Turquie tarde tant à reconnaître ce génocide, c’est qu’elle n’a jamais été dans la position de l’Allemagne vaincue de 1945, qui ne put qu’admettre ses crimes. C’est aussi parce que la nation turque moderne s’est de fait construite sur l’éradication de la présence non-musulmane en Anatolie, où son cœur est censé battre.
Or la société civile turque bouge dans le sens de l’ouverture depuis un moment, en contournant l’État. L’Appel d’intellectuels turcs de 2008 demandant pardon aux Arméniens en témoigne. Là est le seul moyen de contrer un double processus : négation du génocide arménien, d’un côté, véritable industrie nationale en Turquie, turcophobie des Arméniens de la diaspora (en l’occurrence en France), de l’autre, alimentant le mythe du Turc barbare, qui sert d’alibi aux adversaires de l’entrée de ce pays musulman dans l’Union européenne.
La loi votée le 23 janvier 2011 au Sénat pénalisant la négation du génocide arménien est une réplique de celle rejetée le 4 mai 2011 par la même assemblée. Une loi bricolée dans la hâte, maquillée pour passer de force, envoyée en accéléré au Sénat par le chef de l’État, espérant s’attirer ainsi les voix de la communauté arménienne de France, d’environ 500 000 âmes.
Les socialistes, cela étant, n’ont pas été en reste. Pour ne pas abandonner ces électeurs au concurrent de François Hollande, les maires PS des villes à grande concentration d’Arméniens ont fait ce qu’il fallait.
Et pourtant, cette loi ne contribuera ni à la reconnaissance turque du génocide, ni au rapprochement arméno-turc. Pire encore, elle n’est que basse instrumentalisation de la souffrance des Arméniens.
De la loi Gayssot, le grand historien Pierre Vidal-Naquet, qui a toute sa vie combattu le négationnisme, disait : « On peut comprendre une telle loi en Allemagne, mais en France, elle est inutile. » Je dis quant à moi de la loi qui vient d’être votée : on peut comprendre une telle loi en Turquie, mais pas en France.
D’autant que la France elle-même a encore beaucoup de travail à faire dans l’écriture des pages sombres de sa propre histoire, exactions coloniales comprises. Et que notre droit permet déjà de sanctionner, au civil, la contestation ou la minoration du génocide arménien, comme l’atteste la condamnation, en juin 1995, de l’historien Bernard Lewis.
L’arrivée de cette loi en pleine période électorale ne pouvait que troubler le jugement du législateur, écartelé entre sa conscience et la discipline de parti. L’histoire ne saurait s’écrire au Parlement, et moins encore avec de telles arrière-pensées. Outre qu’elle musèle la liberté d’expression et la liberté intellectuelle, cette sorte de loi encourage enfin une compétition des mémoires et un communautarisme préjudiciables à la cohésion nationale.
Le courage, en politique, c’est peut-être aussi, parfois, accepter de courir le risque de perdre quelques voix pour ne pas perdre son âme.«