La mort de Samuel Paty sera-t-elle un « tournant » pour la gauche ? Faure, Jadot, Mélenchon, Benbassa… nous répondent

20 octobre 2020 | Nouvel Obs

Lutte contre l’islamisme, défense de la laïcité et de la liberté d’expression, soutien aux profs, dénonciation de l’islamophobie… ces débats traversent la gauche qui a manifesté en hommage à l’enseignant assassiné. Mélenchon, Jadot, Faure, Bayou, Benbassa… réagissent pour « l’Obs ».

La gauche a ses rituels. La manifestation en a toujours fait partie. Alors ils n’ont pas été étonnés de se retrouver tous ensemble, place de la République, pour rendre un dernier hommage à Samuel Paty, dimanche 18 octobre. Ils ont été ministres de l’Education, profs, enfants de profs, leurs enfants sont dans l’école publique. Bref, pour celles et ceux qui dirigent la gauche, l’école est fait partie de l’écosystème. Se retrouver aux côtés des profs fut un réflexe. « Qu’un enseignant de l’école de la République soit assassiné pour ce qu’il a dit en classe, pour la gauche, c’est un choc » témoigne la sénatrice Laurence Rossignol, ancienne ministre de la Famille.

Benoît Hamon a été quelques mois ministre de l’Education nationale. Il est venu à la manifestation en compagnie d’Ali Rabeh, le nouveau maire de Trappes. Et lui qui ne les a pas vus depuis des années (il a quitté le PS à l’été 2017 et s’est retiré de la vie politique après les européennes en mai 2019) est allé saluer François Hollande et Bernard Cazeneuve dans le carré de tête de ce rassemblement statique. Il a discuté avec tout le monde. Tous les dirigeants de la gauche et des écologistes étaient là. Chacun avec son histoire. Chacun avec son passé. Ceux qui ont manifesté le 10 novembre 2019 contre l’islamophobie, comme ceux qui ont refusé de le faire. Cette fois-ci, ils étaient unis face à l’islamisme, ensemble pour la liberté d’expression et le soutien aux profs. Même si les traces qu’a laissées cette ancienne manif organisée à l’appel notamment du Collectif contre l’Islamophobie en France demeurent.

La sénatrice écologiste Esther Benbassa se sent « démunie » :  »Le climat est lourdLe choc est immense. J’ai été prof pendant quinze ans dans le secondaire. Ce n’était pas aussi dur qu’aujourd’hui. Je me mets à la place de ce prof qui a été laissé tout seul. ».

Elle a manifesté contre l’islamophobie et ne le regrette pas. Elle essaie de tenir sur une ligne de crête. Elle plaide pour une « réforme de l’islam », pour qu’on « trouve des solutions pour former les imams », soit dans des territoires sous concordat comme à Strasbourg soit en suivant des cours de théologie en plus d’une formation à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Elle reconnaît que l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine « change la gauche. En tant que femme de gauche, je me sens piégée comme les musulmans sont piégés entre les islamistes radicaux qui commettent des attentats et l’extrême droite qui les attaque ». Avec les autres partis de gauche, au Sénat, ce lundi soir, elle a choisi « de retirer nos amendements et de ne pas prendre part au vote » de la proposition de loi de la droite sur la prééminence des lois de la République.

« Aider les profs, les soutenir »

Lui a été prof d’histoire-géo « pendantvingt-cinq ans, en lycée professionnel ». Les mots d’une ancienne collègue résonnent dans la tête d’Alexis Corbière. « Quand tu es prof, tu n’as pas l’impression de faire un métier dangereux. » Le député « insoumis » de Seine-Saint-Denis ne veut « pas que les profs aient peur. Il faut les aider, les soutenir ». Il sent que le pays « se fracture. C’est palpable. Cet attentat est une étincelle qui peut mettre le feu. Il faut tenir un discours de fraternité laïc. Les terroristes veulent terroriser le pays, il faut tenir ». Ancien de l’Unef-Id et de SOS Racisme, Corbière a « manifesté contre l’islamophobie parce qu’un mec d’extrême droite avait tiré sur une mosquée », comme il « a manifesté après le meurtre de Mireille Knoll » dont les deux suspects sont poursuivis pour meurtre antisémite. « On n’a pas failli » martèle l’« insoumis ».

Jean-Luc Mélenchon a été ministre de l’Enseignement professionnel, après avoir été prof. L’école et la République sont deux valeurs essentielles dans son engagement politique. L’attentat de Conflans l’a « bouleversé ». L’ancien candidat à la présidentielle est venu manifester dimanche avec d’autres députés « insoumis ». Comme il était venu manifester le 10 novembre 2019 « parce qu’on avait tiré sur une mosquée. On se devait de réagir. On ne pouvait pas ne rien faire. Cette manif n’était pas une manif d’islamistes. C’était une manif appelée par la FSU, la CGT, Attac, LFI. Il y avait des dirigeants Verts, des socialistes. Les musulmans ont le droit d’être défendus quand ils sont attaqués ».

Il fustige « l’effondrement moral » d’une partie de la gauche actuelle ou passé qui, à l’instar de Manuel Valls ou Bernard Cazeneuve, dénonce depuis l’attentat de Conflans sa « très grande complicité et responsabilité dans cette lâcheté qu’il y a eu d’une part de la gauche ». « Valls m’accuse d’être complice ? Est-ce que les mots ont encore un sens ? Comment cette gauche fait-elle pour oublier qui est son ennemi ? C’est l’islamisme l’ennemi, pas nous. Valls a été Premier ministre, ministre de l’Intérieur. Cazeneuve a été ministre de l’Intérieur, Premier ministre. Qu’ont-ils fait contre les réseaux islamistes ? Au moment où on appelle à l’unité nationale, ils nous attaquent, nous accrochent une cible dans le dos. Le danger dans le pays, c’est [l’atteinte à] la paix civile. Et ceux qui ont été les plus hauts responsables se comportent le plus bassement. »Entre Mélenchon et « Charlie », tout n’est pas pardonné

Mélenchon comme tous ceux qui à gauche ont manifesté contre l’islamophobie ne comprend pas vraiment ce qu’on lui reproche. « Comment se défendre contre une accusation qui n’existe pas ? On me traite d’islamo-gauchiste comme avant on fustigeait le judéo-bolchévisme. Ça n’a aucun sens. Je ne suis ni islamiste ni gauchiste. Personne n’est capable de trouver un mot de complaisance de ma part avec l’islamisme. Jamais je n’ai assimilé l’islamisme politique à un courant fréquentable. Pendant des années on m’a traité de laïcard. » Ce temps semble bien loin.

« Personne n’est irréprochable »

Laurence Rossignol a connu Alexis Corbière et Jean-Luc Mélenchon dans leurs jeunes années militantes et antiracistes. Elle n’a pas manifesté contre l’islamophobie, le 10 novembre 2019 « parce que le texte d’appel posait problème. Il condamnait la loi de 2004 [sur le port de signes religieux ostentatoires à l’école] ». Pour elle, la question « dans la gauche c’est “la France est-elle un pays islamophobe ?” Ceux qui répondent oui, on fera sans eux. Ceux qui répondent non vont se mobiliser. Là est la question centrale. » Pour elle, « le tournant a été fait quand le PS a refusé d’aller à cette manifestation. Il faut le mettre au crédit d’Olivier Faure. Depuis notre ligne est claire ».

La sénatrice socialiste appelle « tout le monde à faire son examen de conscience. Personne n’est irréprochable ». Elle ne se reconnaît pas dans le Printemps républicain. Ni dans ceux qui ont suivi Benoît Hamon à Génération.s. Pour elle, l’attentat de Conflans « change la gauche, parce qu’il touche l’école et parce que de nombreux enseignants particulièrement en collège se sentaient tétanisés. Ils vivaient des choses similaires à ce qu’a vécu Samuel Paty dans sa classe. Ils se heurtaient à des administrations qui leur disaient : pas de vague. Maintenant ils vont pouvoir parler. L’omerta est affaiblie ».

Ce « tournant », Olivier Faure « le souhaite. J’espère un tournant dans la prise de conscience, que plus personne ne traite par le déni la volonté des salafistes de chercher à mettre en coupes réglées le monde musulman et de s’attaquer à la République française. On s’en est pris à l’école de la République. C’est un symbole, une partie de la gauche va comprendre qu’on ne peut plus avoir la moindre bienveillance ». Le patron du PS sait qu’il y a une ligne de crête. Il plaide « pour que la tolérance ne mène pas au déni, que la fermeté ne mène pas à la fermeture ». Il sent que « ce peut être un moment de basculement. Le climat est lourd ». Il est attentif à ce que ce tournant « ne bascule pas dans une forme de discrimination contre les musulmans ». Faure souhaite à la fois un « volet répressif. Qu’on applique ce qui existe, qu’on comble les vides s’il y en a ». Et un volet « social. L’éducation, le logement, les discriminations territoriales ». Il ne veut pas oublier « le combat à mener contre le racisme » et le « travail sur notre propre histoire ».

« Combattre l’islamisme et tenir la promesse républicaine »

L’écologiste Yannick Jadot « espère qu’il y a un tournant » à gauche, lui aussi. Quand il a assumé sa ligne républicaine, dans « l’Obs » le 16 septembre, parlant de la laïcité et du burkini qui « n’a rien à faire dans une piscine », le député européen avait « reçu beaucoup de messages de soutien et des critiques ». « Et pourtant, je disais ce que tout le monde dit aujourd’hui et dira : la République doit marcher sur ses deux jambes : combattre l’islamisme et tenir la promesse républicaine. » Jadot avait signé l’appel à la manifestation contre l’islamophobie, sans y aller. Pour lui, fils de profs qui a vécu comme « un choc énorme » l’assassinat de Samuel Paty, ce qui change depuis c’est que « toute complaisance face à un islamisme politique doit cesser. On n’en peut plus ». « Il y a eu un cumul de renoncements, de reculs. Ce prof a été sciemment laissé seul face à des acteurs politiques, ce n’était pas de simples parents d’élèves. Un prof est venu porter plainte et aucune alarme n’a sonné. Il y a eu trop de renoncements, de “pas de vague”. » affirme l’écolo qui se prépare à la présidentielle et appelle à « une prise de conscience de ses camarades ».EXCLUSIF. Sécurité, laïcité, islamisme… Yannick Jadot dévoile ce que ferait un président écolo

Son « camarade » secrétaire national de EELV, Julien Bayou, a été saisi « d’effroi » à l’annonce de la décapitation de Samuel Paty. « Ça touche au plus profond de chacun. C’est dans ces moments qu’il faut tenir » confie-t-il. Il avait manifesté le 10 novembre 2019, même si les organisateurs avaient « été malhonnêtes dans l’affichage des signataires et modifié le texte » comme il manifeste quand « des juifs sont attaqués ». Pour lui, face à l’islamisme, il faut « plus de démocratie, plus de liberté, plus de laïcité ». Bayou veut « un soutien massif aux enseignants. Il ne faut plus rien laisser passer et ne plus jamais les laisser seuls ».

Quand il est allé, samedi, au congrès du PRG, le plus vieux parti laïc de la République, Julien Bayou a repris « mot à mot un discours qu’il avait tenu devant le conseil fédéral » de son parti, EELV. « La loi de 1905, rien que la loi de 1905, toute la loi de 1905 », voilà la ligne du patron des écolos. A la fin de son discours, le radical Guillaume Lacroix lui a proposé de prendre sa carte au PRG. Preuve que sur la laïcité, la gauche n’est pas si divisée.

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