La laïcité à l’épreuve des réalités territoriales (Alforville, 1er octobre 2015, texte et vidéo)

J’étais hier soir à la première des Journées républicaines d’Alfortville, pour participer, plus comme historienne que comme politique, à un débat sur « La laïcité à l’épreuve des réalités territoriales ». Voici le texte sur lequel j’ai basé mon intervention:

« Ce que nous appelons communément « laïcité » n’est que l’issue d’une confrontation entre l’Etat et une religion dominante, le catholicisme, un modus vivendi rendu possible par la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce modus vivendi a permis la création d’un espace commun, libéré du poids de la religion. Cet espace nous permet en retour de faire société, hors de toute pression institutionnelle du religieux.

Cela ne signifie pas que nous soyons condamnés à vivre sans religion. Au contraire, l’espace commun créé est un espace où toutes les convictions, y compris religieuses, ont en quelque sorte droit de cité, sans crainte de l’interférence massive de l’une d’entre elles dans le vécu de l’ensemble de la société.

En fait, la séparation de l’Eglise et de l’Etat jette les bases d’un Etat moderne, où le temporel et le spirituel sont effectivement clairement séparés, mais un Etat qui dans le même temps appelle au respect de toutes les religions. Le fonctionnement d’un tel Etat n’interdit à aucun citoyen la pratique de sa religion. La laïcité dont nous parlons est une laïcité inclusive, qui n’exige de l’Etat que la neutralité. Elle n’exclut que l’existence d’une religion dominante, voire dominatrice, susceptible de se confondre avec l’Etat.

Cette laïcité concrète, cette laïcité pratique des origines est hélas en train de céder le pas à une autre, à une laïcité dogmatique, dont l’affirmation n’a été rendue possible que par un affaiblissement des valeurs de la République – malheureusement chaque jour bafouées. La seule valeur rassembleuse n’est plus désormais, aux yeux de beaucoup, que la laïcité, encore perçue comme un bien commun.

Si la laïcité raisonnable à laquelle les Français ont longtemps aspiré et aspirent encore s’est doublée, chez certains, d’une laïcité dogmatique, exclusive et susceptible d’ébranler un statu quo aussi fragile que précieux, cette dernière a aussi été instrumentalisée par le mouvement de repli national auquel nous assistons depuis plus d’une décennie.

Nombre de politiques de droite comme de gauche se sont emparés de cette laïcité dogmatique, ceux de droite en faisant l’instrument d’un recroquevillement national et d’un rejet de l’étranger et du musulman, ceux de gauche l’érigeant en valeur sacralisée capable de renforcer la cohésion nationale. Nombreuses ont été, à cet égard, les dérives observées, ce qui était à l’origine un bien commun étant sommé de servir de projet politique.

Les assauts lancés dans ce contexte contre tout ce qui semblait contrevenir au principe de laïcité exclusive désormais mis en avant ont été nombreux : interdiction des signes religieux ostensibles à l’école, interdiction du voile intégral, interdiction faite aux mères voilées d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire, extension du principe de laïcité aux crèches et autres lieux d’accueil des enfants en bas âge, remise en cause des menus dits de substitution, etc. Le principe de la négociation a délibérément été abandonné au profit de l’édiction d’interdictions pures et simples.

Soyons clairs : ces assauts étaient tous dirigés contre les seuls adeptes de l’islam, une religion minoritaire en France, dont l’influence éventuelle ne peut en aucun cas être comparée à la toute-puissance de l’Eglise catholique contre laquelle le combat avait été conduit dans le passé par les tenants d’un Etat moderne, neutre, libéré de toute tutelle religieuse. La bataille encore menée aujourd’hui contre les musulmans paraît à cet égard complètement disproportionnée.

La séparation de l’Eglise et de l’Etat n’a par ailleurs nullement « déchristianisé » la France et les exceptions au principe de laïcité restent nombreux. Qu’on songe seulement à toutes ces fêtes chrétiennes qui rythment le calendrier républicain. Aux subventions accordées aux écoles confessionnelles, chrétiennes ou juives, sous contrat. Ou à cette partie du territoire de la République restée sous régime concordataire.

Les musulmans, comme minorité religieuse française récente, n’ont nullement bénéficié, comme d’autres confessions, des « largesses » républicaines que j’évoque. Pire : les descendants des immigrés des années 1960-1980 n’ont pas vu la couleur des fameuses valeurs de la République. Les discriminations, le blocage de l’ascenseur social, sur fond de contentieux colonial et postcolonial non digéré, n’ont pu que favoriser l’émergence de revendications identitaires passant désormais par le canal religieux. Voile, barbe, signes religieux ostensibles sont d’abord là pour nous rappeler l’existence de ceux qui les portent – et l’incurie des pouvoirs publics à l’égard de tous ces enfants de la République pourtant nés en France.

Le contexte proche-oriental aidant, l’identification de nombre d’Arabes et de musulmans aux Palestiniens jouant à plein, l’absence d’espoir pour l’avenir pesant de tout son poids, on a pu assister à des replis, à des engagements dans une religiosité radicale, à un rejet de plus en plus affirmé des valeurs républicaines. Tout cela n’explique certes que partiellement et ne justifie en rien le basculement de certains dans le djihadisme et dans l’action violente. Tout cela n’est surtout que l’un des signes – le plus visible, pas forcément le plus significatif – du regain de religiosité touchant certains secteurs de la population. Les musulmans, certes. Mais les Juifs aussi. L’on peut d’ailleurs penser que le retour prononcé de certains jeunes juifs à la religion n’est pas sans lien avec la montée progressive de l’antisémitisme en France.

Reste qu’on peut être juif et laïc, musulman et laïc. Le radicalisme religieux n’est pas la norme, il existe une pratique religieuse qui se vit dans la sérénité, sans bruit ni fureur. Il est à espérer que la laïcité dogmatique qui n’est autre, chez beaucoup, que l’expression d’une islamophobie à peine voilée, prendra elle aussi un tour plus raisonnable. Décideurs, acteurs politiques, militants associatifs, simples citoyens, nous avons tous intérêt à retrouver l’inspiration première de la loi de 1905.

Pour reconstruire une laïcité inclusive et sereine, seule en mesure de nous permettre de vivre côte-à-côte, ou ensemble. De vivre notre religion ou notre athéisme, de vivre nos identités, complexes, toujours mouvantes, dans un espace véritablement commun, synonyme de liberté, de respect mutuel et de projets d’avenir partagés. »

L’enregistrement vidéo de l’intégralité des débats:

 

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Copyright des photos : Sébastien Andreani