La colère turque se fait entendre jusqu’à Paris (Libération, 5 juin 2013)

Par AMANDINE CAILHOL.

« «Her yer Taksim, her yer direniş!», scande en turc, la foule rassemblée ce mardi soir dans le centre de Paris. «Résistance à Taksim, résistance partout!» Sympathisants et organisations de défense des droits de l’homme sont réunis pour soutenir la rébellion en Turquie. Une banderole accrochée à une façade accueille le rassemblement : «Merhaba çapulcular»  («Bonjour les fauteurs de trouble»), en référence aux mots employés par le Premier ministre turc à l’encontre des opposants de la place Taksim. Des slogans français prennent le relais : «Tayyip t’es foutu, la Turquie est dans la rue», «Gaze toi pov’ con» ou encore «Touche pas à ma liberté».

Dès 19 heures, la communauté franco-turque se presse autour de la fontaine des Innocents pour demander la démission de Recep Tayyip Erdogan : des jeunes principalement, d’origine turque, des étudiants en échange universitaire à Paris, mais aussi des familles. Le drapeau rouge frappé d’un croissant de lune et d’une étoile flotte sur le ciel parisien, à côté d’une diversité de bannières : «Occupy Gezi», Front populaire en Turquie, syndicat ADHK, mais aussi Front de Gauche, PCF, Nouveau parti anticapitaliste ou encore Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme.

A l’angle de la fontaine, des jeunes sont regroupés dans une grande ronde, improvisant un halay, danse traditionnelle, au rythme des tambours. Les uns s’embrassent, les autres se prennent en photo. A quelques mètres, des militants de groupes communistes révolutionnaires turcs, plus âgés, plus politisés, font répéter des slogans à la foule : «Erdogan assassin!», «Tous contre le fascisme!». Plus loin, un autre groupe reprend en chœur : «Mustafa Kemal’in askerleriyiz! Nous sommes tous des soldats de Mustafa Kemal!»

Plusieurs groupes, mais un seul mot d’ordre : l’union. «Le gouvernement nous a divisés pendant dix ans, mais en faisant cela il nous a réunis, explique un homme d’une cinquantaine d’années. Aujourd’hui, aucun parti n’a pu récupérer le mouvement, mais il faut faire attention et garder la spontanéité de la place Taksim». A Paris comme à Ankara, les manifestants revendiquent la présence de toutes les communautés ethniques et culturelles, alévis, musulmans, orthodoxes, Arméniens, juifs, communistes, Kurdes, et l’absence de récupération politique. Un propos nuancé par une jeune étudiante d’origine kurde, un peu en retrait de la manifestation : «Nous sommes là car nous sommes opposés à Erdogan. Cependant, nous sommes aussi inquiets de voir le mouvement perdre son sens à cause de quelques partis politiques qui cherchent à se l’approprier.»

«Les médias turcs ne jouent pas leur rôle»

Tous partagent toutefois la même colère, exacerbée par les violences policières de ces derniers jours. «C’est difficile d’être ici, à Paris, et de savoir que nos amis subissent une telle violence chez nous en Turquie», témoigne une étudiante de 20 ans en échange universitaire en France. «On se lève en sursaut le matin, on a peur pour notre pays», ajoute son amie. Pour témoigner de la répression policière, bras tendus, une autre jeune femme brandit un assemblage de photos des manifestations en Turquie : des hommes blessés, des tirs de gaz lacrymogène, mais aussi des scènes de militants offrant des gâteaux ou un peu de lecture aux forces de l’ordre. Des photos qui circulent également sur les pages  Facebook et Tumblr des sympathisants. «Les médias ne jouent pas leur rôle en Turquie. Il faut montrer ces images qui prouvent que le gouvernement est dans un excès de violence dangereux et injustifié», s’énerve-t-elle.

Autre combat, celui de la liberté et de la laïcité. Une mère de famille, berçant son nourrisson qui fait «sa première manifestation», affirme : «Nous sommes venus dire aux manifestants de Taksim que nous sommes avec eux et que nous condamnons aussi ce gouvernement liberticide qui impose des cours de Coran à l’école et revient sur des droits acquis depuis des décennies. D’ici, je veux aussi me battre pour continuer à garder ma liberté quand je vais là-bas, en vacances dans ma famille.»

«La France a une part de responsabilité»

De l’autre côté de la place, un drapeau turc sur leurs épaules, deux trentenaires, une bière à la main, s’inquiètent des discours du Premier ministre sur l’interdiction de l’alcool. Sur leurs vestes, des autocollants : «Yeni ayran», pastiche du message publicitaire Yeni Raki pour une boisson alcoolisée traditionnelle turque. «Erdogan veux faire de l’ayran (une sorte de yaourt liquide) l’unique boisson du pays. C’est ridicule!», explique l’un d’entre eux. Mais l’alcool n’est pas leur unique préoccupation : «On veut une Turquie libre et laïque, comme l’a laissée Atatürk». Le réformateur des années 20 n’est d’ailleurs pas loin. A quelques pas, son portrait est dressé sur un kiosque, entouré de drapeaux turc et français. «On compte beaucoup sur la France, notamment sur les médias français», concluent les deux trentenaires.

Sur place, Esther Benbassa, sénatrice EELV du Val-de-Marne, venue soutenir le mouvement, s’interroge aussi sur la position de la France. «Il y a trois semaines, j’étais à Ankara, j’ai vu de mes propres yeux les libertés bafouées, déclare-t-elle. La France a une part de responsabilité. Depuis que la Turquie a perdu tout espoir d’entrer dans l’Union européenne, Erdogan a montré son vrai visage. Si on n’avait pas fermé les portes, les réformes pour plus de libertés et de démocratie seraient peut-être allées jusqu’au bout en Turquie.» A ses côtés, Brigitte Gonthier-Maurin, sénatrice PCF des Hauts-de-Seine, estime également que la France doit agir au niveau diplomatique. Esther Benbassa promet à ce titre de poser, jeudi, une question au gouvernement, pour une intervention rapide de la France pour faire stopper les violences en Turquie. »

Pour accéder à l’article, cliquer ici.