Justice : le renforcement du pouvoir du parquet inquiète les juges
L’examen du projet de réforme de la justice a été l’occasion d’une passe d’armes entre le gouvernement et les sénateurs.
Le Sénat a débuté mardi 9 octobre l’examen de la vaste réforme de la justice défendue par Nicole Belloubet en se montrant d’emblée meilleur défenseur de l’institution judiciaire que la garde des sceaux. Elle n’est pourtant pas venue les mains vides avec ce projet de loi « de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice » qui prévoit une hausse de 24 % du budget (hors pensions) sur le quinquennat.
La deuxième Chambre, où l’opposition de droite détient la majorité, a voté dès les premières heures de débat et contre l’avis du gouvernement l’article 1er de ce texte amendé par sa commission des lois avec une hausse du budget de 33 % sur la même période. Là ou le gouvernement promet 6 500 créations de poste dans la justice, le Sénat en a voté 13 700 ! Peu importe si le sénateur Les Républicains Antoine Lefèvre, par ailleurs rapporteur du budget de la justice pour la commission des finances, a appelé ses collègues à être « prudents », alors que « nos marges de manœuvres budgétaires ne sont pas illimitées ».
Philippe Bas, le président LR de la commission des lois du Sénat, et les deux corapporteurs, François-Noël Buffet (LR) et Yves Détraigne (Union centriste), savent bien que, lors de l’examen du projet de réforme à l’Assemblée nationale en décembre dans le cadre de la procédure d’urgence, les députés de la majorité devraient le remettre dans les rails tracés par le gouvernement.
Des solutions qui diffèrent
Le débat au Sénat permet néanmoins de mettre en lumière les sujets qui seront les principaux points de friction sur ce projet composé de deux textes : une loi de programmation et de réforme, une loi organique relative « au renforcement de l’organisation des juridictions ».
Là ou le gouvernement promet 6 500 créations de postes dans la justice, le Sénat en a voté 13 700
Sur la construction de nouvelles places de prison, Mme Belloubet prévoit d’en livrer 7 000 d’ici à 2022 et d’initier avant la fin du quinquennat la construction de 8 000 autres places. M. Bas a eu beau jeu mardi de dénoncer « l’abandon de l’engagement d’Emmanuel Macron », qui, dans son programme électoral, de 2017 écrivait : « Nous construirons 15 000 places de prison supplémentaire sur le quinquennat. » Le Sénat a donc voté la construction de 15 000 places d’ici à 2022… tout en doutant ouvertement de la capacité du gouvernement d’en construire 7 000 compte tenu du temps que nécessite la réalisation de tels projets. Le constat est pourtant partagé. « Les conditions dans lesquelles des détenus sont regroupés ne sont pas acceptables dans une démocratie comme la nôtre », a martelé M. Buffet. Mais les solutions diffèrent.
Le programme de l’immobilier pénitentiaire ne fait pas l’unanimité, en particulier parce que les trente dernières années ont démontré que plus on construit, plus on remplit. De fait, le taux de suroccupation des prisons n’a pas baissé avec les précédents programmes. Le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France ou le Contrôleur général des lieux de privation de liberté craignent ainsi que cela encourage la hausse de l’incarcération, alors que les prisons comptaient au 1er septembre 70 164 détenus pour 59 875 places. La sénatrice Esther Benbassa (groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste) a regretté mardi que le gouvernement ne conduise pas « une politique de désinflation carcérale ».
L’autre front que la ministre va devoir affronter concerne les renforcements des pouvoirs du parquet. Dans le volet de la réforme portant sur la simplification de la procédure pénale, le texte prévoit d’étendre la possibilité pour les procureurs de demander des écoutes téléphoniques, des géolocalisations et autres sonorisations dans les enquêtes préliminaires ou en flagrance menées par la police pour tous les délits passibles d’une peine de trois ans d’emprisonnement ou plus. La commission des lois du Sénat a porté ce seuil aux seuls délits punis d’une peine supérieure à cinq ans, jugeant l’atteinte aux libertés disproportionnée. « Il n’est pas raisonnable d’étendre les pouvoirs du parquet, surtout avec des techniques d’enquête aussi intrusives, tant que la révision de la Constitution renforçant l’indépendance de ces magistrats n’est pas adoptée », a ainsi lancé à la tribune du Palais du Luxembourg Sophie Joissains, au nom du groupe Union centriste.
Garanties insuffisantes
Les juges d’instruction estiment que même avec une telle révision constitutionnelle, les garanties resteraient insuffisantes pour confier ces nouvelles prérogatives aux procureurs de la République. Pascal Gastineau, le président de l’Association française des magistrats instructeurs, rappelle que « le quotidien du parquettier, c’est le lien hiérarchique ». De fait, l’exécutif ne cesse de rappeler la légitimité de ce lien avec le gouvernement. Le Conseil d’Etat avait d’ailleurs fait part de ses inquiétudes sur ce volet de la réforme, en soulignant « l’absence de garanties procédurales » dans le contrôle par le juge des libertés et de la détention, un juge indépendant, de la mise en œuvre de ces techniques d’enquête auparavant réservées au terrorisme et au crime organisé.
Selon M. Gastineau, les juges d’instruction « ne peuvent accepter le projet du gouvernement en l’état, car il revient à assécher les informations judiciaires, laissant aux procureurs la liberté de gérer les enquêtes sans détention provisoire comme ils l’entendent sans s’encombrer des garanties qu’offre aux avocats de la défense une instruction contradictoire ».
Cette inquiétude d’une marginalisation des juges d’instruction peut, selon M. Gastineau, se retrouver dans une autre innovation, la « comparution à effet différé ». Nicole Belloubet souhaite permettre aux parquets de ne pas être contraints d’ouvrir d’information judiciaire lorsque quelques éléments techniques d’enquête ne peuvent être réunis à temps pour permettre un jugement en comparution immédiate. L’idée est alors de saisir le tribunal dans un délai maximal de deux mois, et de placer le prévenu en détention en attendant. Les représentants des avocats s’en inquiètent. La commission des lois du Sénat a d’ailleurs retiré cette disposition du texte gouvernemental en raison de la double crainte d’un effet inflationniste sur la détention provisoire et d’un contournement du juge d’instruction.
Le gouvernement ayant peu de relais au Palais du Luxembourg, les débats sont rapides. A la suspension de séance mardi à minuit, les sénateurs avaient déjà examiné 75 amendements sur 315 et voté les 13 premiers articles concernant la simplification de la procédure civile et la déjudiciarisation de certains contentieux. Malgré les promesses d’écoute mutuelle, chacun est resté sur ses positions et la ministre de la justice a systématiquement été mise en minorité.
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